Bruxelles, le 10 mai 2014 / vidéo – Ca me touche beaucoup d’être ici, parmi vous, entre vous, ici et maintenant, pour cette première présentation publique de Collection Morel, un projet que j’ai ouvert en 2010 sur la question des lieux, sur ce ce qui se passe lorsque quelque chose s’y passe, lorsque dans certains lieux nous avons une autre perception du temps, quand tout s’y vit plus intensément. En parallèle, je réfléchissais beaucoup aux bibliothèques, ce qui les constitue, ce qu’elles représentent, et plus particulièrement les bibliothèques imaginaires et les collections de fiction.
Sans le savoir, j’entamais alors une danse, à bras le corps, avec mon imaginaire, à la façon dont je lui donne corps en moi et à la façon dont la vie, telle qu’on la subit, peut le rendre affamé et tout petit. Nous sommes assaillis d’images, de contenus, de partout, tout le temps, et pourtant peu de ces messages qui nous atteignent ont ce réservoir de sens qui nous permet d’habiter avec un peu plus de tendresse l’endroit, l’époque où l’on vit. Parfois, tout nous rend plus sec, plus perdu, plus meurtri : le monde ne tourne pas comme nous le voulons et pourtant, le temps de notre existence, nous l’habitons.
Des lieux, cependant, permettent cette réconciliation. Par l’espace – jardins, coins de jardin, paysages, habitations – nous vivons des instants où nous redevenons des êtres coïncidents, où nous ne sommes plus les étrangers d’un monde qui nous dépasse, impuissants d’un ordre des choses que nous ne comprenons pas. Dans ces lieux – je l’apprendrai au cours de mes recherches – de nombreuses superpositions s’opèrent : entre le passé et le présent, l’imaginaire et la lumière, le visible et l’invisible, les sens et le sentiment. Par l’instant, un lien se forme entre soi et le monde, dont nous ne sommes plus isolés à présent. Dans ces lieux, par ces instants, nous redevenons des hommes, des êtres vivants au-delà de nos rôles et partons, pour certains, à la conquête du sens de l’existence et de la signification du temps.
Alors j’ai lu, pas forcément beaucoup, parfois seulement quelques pages, l’œil aux aguets pour de nouvelles idées qui puissent participer, à chaque fois, à l’agrégation de mes intuitions. J’ai aussi eu un enfant, un petit garçon, dont j’ai été pendant plusieurs mois le lieu, la maison, qu’il peut retrouver en étant dans mes bras. Comment raconter tout ça, les expériences comme les idées qui nous traversent, nous travaillent et nous changent ? De la façon dont l’espace n’est que notre mouvement, et dont par le lieu nous nous incarnons ? Comment dire ce qui à moi se présente et qui me donne, à chaque encerclement, une approche plus distincte de l’être vivant ?
Par les lieux, le flux de nos pensées, le brouhaha de nos imagiers se projette et trouve forme. Par notre présence aux lieux, par les cadres de vision et des expériences de perception qu’ils proposent, des intuitions émergent en visualisations, ouvrant un espace à arpenter qui peut conduire à la production de nouveaux sens, de nouvelles significations. Nous sommes faits de langage : nous sommes notre nom, nous sommes âgés de chiffres et nous vivons dans une appellation. La présence aux lieux, comme présence à soi par le lieu, court-circuite nos données et les fait se reconstruire à nouveau, le corps cette fois-ci engagé, vers un être-à-soi et un être aux autres visant à toujours plus de sincérité.
Et c’est de cette façon que le projet de Collection Morel, au fil des mois, a évolué d’une proposition éparse et curatoriale, à la réalisation d’un texte, « La Société des Esthéticiennes », constituant le lieu d’où je pouvais enfin pleinement m’exprimer, et depuis lequel je peux désormais construire une parole qui sera, je l’espère, de plus en plus libre, visant à l’énonciation de nouvelles communautés. Pendant le travail de modélisation de l’exposition, l’appel du verbe s’est posé sur moi pour me faire entrer, comme on dit, en littérature, transformant l’exposition en archéologie du projet.
Pendant mes recherches, en effet, il m’est apparu clairement à un moment que l’image poétique ou mythique, entendue comme idée, avait un réservoir de sens plus grand encore que celui des images picturales, par les visualisations, les interprétations et le travail philosophique qui peuvent en être dépliés. Je ne pouvais plus mettre d’images, où a peine. La collection devenait ce qu’elle avait toujours été : un espace de projection, d’affect et d’agencement par lequel on vise à se relier.
Pour cette installation, j’ai du plonger dans un travail vertigineux, éreintant, qui constituait en un retour sur toutes les unités d’idées, enchâssant des traits d’espace et de mouvement, que j’ai eu a parcourir, souvent simultanément, donnant une idée, je l’espère, de l’imaginaire et de la pensée au travail, et du volume d’unités que chaque recherche vise à réduire et a agréger.
Certaines sont des notes, d’autres des citations. Des fiches reprennent l’ensemble des noms des personnes, auteurs comme connaissances, dont la pensée, dans cette entreprise, m’a accompagnée. Leurs pensée, dans chacun des mots que désormais j’utilise, s’est solidifiée. Elles me constituent et elles me forment. Elles transforment aussi ma vision de la culture, passée pour moi de poussière en poudre d’or, devenue vecteur des interrogations et de l’imaginaire des hommes depuis le passé jusqu’à nous, nous invitant à y ajouter, comme d’un souffle léger, notre contribution par nos propres questions et propositions.
L’espace, le livre, l’œuvre comme lieux d’énonciation : pour moi, l’art et la littérature sont des voies d’accès précieuses pour l’homme vers sa réalisation. En donnant des formes, des mots, à nos intuitions, les œuvres, comme manifestations de l’esprit, façonnent et renouvellent notre être au monde et participent à notre désaliénation. Ils invitent à trouver lieu, en soi et dans le monde et, de là, a habiter pleinement notre parole et écrire notre propre fiction.
Cet espace ne se serait jamais ouvert à moi si je n’avais pas été soutenue, à des moments clés, par les lectures de Gaston Bachelard, Enrique Vila-Matas et Jean-Yves Jouannais. Le nom de Collection Morel vient lui du roman « L’invention de Morel », de l’argentin Bioy Casares, un roman dont les multiples lectures m’ont beaucoup marquée. Dans la dernière ligne droite, les tous derniers mètres, Hegel, le philosophe allemand, m’a également été d’un grand soutien, évoquant le mouvement qui fait « se tourner vers ses passions véritables et leur donner la force d’un désir universel”. Et me voilà, aujourd’hui, à ouvrir au monde le portail de la maison de mes écarts où mon être en permanence se construit et se déconstruit, en espérant que, dans ses traits, la force d’un désir universel s’y relie.
Je tiens à remercier infiniment Pierre Hemptinne pour son invitation à venir présenter le projet à PointCulture, sa confiance et son accompagnement discret tout au long de ces vingt dernières années. Je tiens aussi à remercier tous ceux qui, par leurs écrits, par nos échanges, m’ont accompagnée dans cette recherche et m’ont menée au point d’écriture. Merci aussi à l’équipe de PointCulture, de la Cambre, et à tout ceux qui m’ont aidée à la réalisation de cette exposition, Pierre, Marion, Mariette, Delphine, Jean-Philippe, Vanessa, Séverine, Sammy, Alexandre, Sébastien, Pascal, Stephi, Virginie, Maren, Pablo, Maïa, Guillaume… et bien sûr les participants des Rencontres que nous avons le plaisir de recevoir aujourd’hui.
Nous formons ensemble, maintenant, un lieu et j’espère que nous ouvrirons tous désormais, individuellement et collectivement, davantage de ces instants. Et citerai volontiers, pour terminer, Eugène Canseliet : « Seul le merveilleux est vrai ».
Marie-Pierre Bonniol, introduction à Collection Morel
Rencontres Morel, PointCulture Bruxelles, mai 2014 / vidéo
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