Philippe Goguely – La passagère du bleu incorporel


[Lecture par Philippe Goguely de son texte “La passagère du bleu incorporel”, 2017]

Il existe peu de chance d’apercevoir un feu de circulation routière en pleine mer mais sait on jamais. Si une telle rencontre devait survenir, les anglo-saxons ont dans leur langue une locution pour désigner un tel évènement. Ils le qualifieraient d’ « out of the blue », qui sort de nulle part.

Ce n’est pas tous les jours qu’on parcourt la mer au ras des flots, au petit matin, pour honorer un rendez-vous, arriver sur une île, réaliser une interview, ne pas trouver de navettes la desservant, aborder des pêcheurs, embarquer, sentir la houle, être une petite souris au milieu des habitudes, être en reportage, aller à la rencontre de cet artiste connu pour ses installations autour de la signalisation routière, installé aujourdhui loin de tout carrefour sur une terre longue d’à peine un mille.

Il semble incongru de rencontrer un feu de croisement en pleine mer, à la différence dun phare. Il existe trois catégories de phares : enfer, purgatoire, paradis. Sommes nous encore dans notre monde quand on emploie un tel vocabulaire ? Nous sommes dans le bleu. Les naufragés balisent notre route, nous les frôlons, nous les saluons. Dans les vagues, le temps darriver à destination nos corps nont plus dimportance, toute forme nest qu’éphémère, nous ne distinguons pas les profondeurs de la mer déchaînée, notre itinéraire s’estompe, les vagues se cassent sur le bateau, nous sommes au bout du monde. Hokusai a peint une magnifique vague qui na pas encore submergé les bateaux. Ce matin ma chair et l’océan ne font quun, au bout du monde, dans le bleu. La couleur de la vitesse abolit les formes, toutes les chairs deviennent inséparables.

Il existe peu de chance de rencontrer un feu tricolore en pleine mer mais il n’est pas exclu d’en trouver un échoué sur la plage à marée basse. Si cela vous arrivait, il serait peut être sage de respecter la réglementation en vigueur : qui sait si vous n’êtes pas à la croisée des chemins ? Pour notre part nous n’avons pas vu la plage perdue dans la brume. Nous sommes allées au port de Chansons Tristes et nous avons embarqué. Emmanuelle et moi n’étions que de passage. Dans le bleu il nexiste pas de carrefour, tout nest que mouvement. Nous sommes dans la vitesse des choses, au bout du monde.

Nous ne sommes ni arrivées à destination, ni sur le départ. Notre chemin est un monde flottant, le bleu advient et tout le reste na plus dimportance. Personne ne se demande pourquoi les feux de circulation nont pas la couleur bleue. Dans la langue japonaise un même mot, « aoi », désigne à la fois le vert et le bleu. En grec ancien le mot « holon » désignait la totalité de l’univers mais le mot « pan » dénotait l’univers infini. Dans le bleu je n’avais plus les mots. Avions-nous atteint nos limites ? Dans le bleu tout devenait exprimable potentiellement. Le bout du monde apparaît sur notre route, le temps d’oublier notre destination.

Tout autour de l’embarcation, les ondulations des vagues se succèdent. Rien ne ressemble plus à une vague quune autre vague. Nous essayons de distinguer les formes de la mer mais les vagues nous submergent. N’allons-nous jamais arriver ? Certains lieux s’affranchissent de l’espace tel que nous l’avons délimité. Inattingibles nous n’y accédons qu’à condition de devenir leur passager, d’oublier notre conscience intime, le temps d’une apparition, le temps d’une relation, le temps de l’exprimable, le temps d’une navigation. Voir un feu de signalisation en pleine mer, est-ce le signal dune mort imminente ? Le bleu ne contient aucun corps mais est capable d’en contenir.

Dans le bleu nous ne posons pas de questions, nous sommes au bout du monde, nous sommes des incorporels, nous sommes disponibles, nous sommes l’exprimable, nous sommes le vide, nous sommes un lieu, nous sommes le virtuel. Dans le bleu, nous avons fait venir l’océan dans nos mains. Dans le bleu la brume se dissipa.

Et nous sortîmes du bleu.

— Philippe Goguely, texte inédit pour Extraits de bleu, le 8 septembre 2017, L’Espace d’en bas, Paris. Un programme de Collection Morel.