Bleu
in memoriam Wilhelm Reich et John Coltrane
Le tourbillon de fumée bleue traverse
la route devant l’automobile. Un infini
corridor s’éveille au milieu d’images
troussées dans le bleu de ma barbe si
rêche. Humain d’œil bleu, je me suis
habillé d’argent et velours bleu-pâle.
Oh ! La terre verte sous un ciel gris-
bleu dans les briques flamandes. Oh !
Les poireaux bleus de Solaize ! Et le
torchis séché sous le soleil et qui se
chauffe à la fumée des bûches, fumées
bleues des soirées d’hiver. Flèche de
dentelle ajourée au loin sur la terre
sombre, loin dans le ciel bleu. C’est
un château de haine-ciel, tout gonflé
atroce bleu, et vert -vert de peur et
bleu de travail-. Les voûtes et leurs
pilastres sont bleus. Je peux cracher
des blocs de morve sur la dalle bleu-
träkl. Je m’enfonce dans le soir noir
et sanglant fœtus au creux des reins
poupée bleu-träkl pleurant, pleurant.
Les slogans claquent : détruire brûle
arrachons cochons chiant soufre usine
de peste Death Factory. Dans la lueur
bifide jaune des phares, des mouettes
glacées gravent leurs noms tremblants
sous l’étoile envapée, déroulée parmi
le bleu. La délicate mésange bleue se
calfeutre sous sa minuscule casquette
organique. Mon œil bleu plonge aussi
dans l’eau de la Lys. Eau miroir noir
eau miroir bleu, miroir blanc bleu et
ciel de l’Annonciation : Oh ! Flocons
écrasés de sexe bleu, dans un drap de
roseaux noirs, je découvre les jambes
d’un éternel bleu-träkl tendre que je
mordille et suce et croque et lave. Dans
le corridor, le serpent me glisse des
doigts et plante ses crochets dans ma
chair à travers l’étoffe bleue. C’est
un rêve futututré. Ô Kurt, je t’ouïs.
Je n’ai même plus l’espoir de revivre
encore dans la fumée bleue et l’odeur
de suaire. Là, ça coule et c’est bleu.
Lucien Suel
extrait de « Ni bruit ni fureur », La Table Ronde, 2017
— Lucien Suel, Extraits de bleu, le 8 septembre 2017, L’Espace d’en bas, Paris. Un programme de Collection Morel.