Plus qu’une couleur
A l’âge classique, c’est-à-dire jusqu’au milieu du premier millénaire, dans la vaste cité de Teotihucan, la population rend hommage à ses dieux. L’histoire populaire a retenu que parmi eux, le Serpent à Plumes et le Dieu de la pluie appréciaient particulièrement les sacrifices humains. On connaît sans doute moins certaines offrandes apparemment plus banales, dont les archéologues ont retrouvé et recomposé certains vestiges. Parmi ces offrandes retrouvées dans les sépultures enfouies sous les temples aztèques, des disques mosaïques de couleur turquoise. Ces disques sont plus que de simples objets d’artisanat. Issues de carrières de pierres précieuses dont on ignore aujourd’hui encore les origines, ils appartiennent au régime du xihuitl. A la fois nom de ce minérai bleu-vert et appel à sa puissance vitale, principe spirituel et objet précieux, le xihuitl est âme et pierre, feu et chaleur. En français, lorsque l’on succombe à l’illusion, on dit que l’on n’y voit que du feu. Pour les aztèques à l’âge classique, n’y voir que du feu c’est sans doute y voir tout le reste, c’est d’ailleurs faire plus que voir, c’est toucher au sacré. Le bleu-vert des disques mosaïques mexicains, rebaptisé par certains archéologues « turquoise culturel » n’est ni vraiment un bijou, ni une simple partie du spectre chromatique. Il est toujours déjà plus qu’une couleur.
A peine une couleur
John T. Wash, le vice-président de l’International Commission on Illumination, a fait paraître en 1926 son ouvrage scientifique Photometry, réédité plus de trente ans plus tard. Entre les deux éditions, nous dit Wash, « le système de la colorimétrie a été standardisé, un standard de lumière a été établi et la nomenclature du sujet a connu plusieurs changements par accords internationaux ». Au chapitre « Radiation », on découvre de nombreux diagrammes qui montrent la lumière comme autant de bosses de dromadaires élancées, autant de traits souples apposés contre la grille des abscisses et des ordonnées. Ces diagrammes ne cherchent pas à repérer des mélanges de couleurs, ils identifient la part des rayons d’énergie qui échappe à l’œil humain, ou plutôt à ce que Wash et ses collègues appellent « l’observateur standard ». Ces courbes de données, ces abscisses et ces ordonnées nous renseignent sur tout sauf les propriétés essentielles de ces radiations : ils ne nous disent rien par exemple des pouvoirs inquiétants des rayons X, contemporains de la photographie, de la bombe atomique, et de toute une économie spéculaire. Pourtant, peu après leur découverte, les corps soumis aux rayons X avaient commencé à afficher des symptômes troublants : brûlures, pertes d’ongles et de cheveux, pelage de la peau et nausées. Balzac lui-même voyait la photographie comme une sorte de gommage, qui retirait une couche de peau à chaque exposition. Le corps soumis aux rayons X n’est plus le corps saisi par la photographie, il devient lui-même surface d’inscription. La lumière ne fait pas que réfléchir le corps, elle le menace, elle l’affecte. Le bleu du rayon X n’est que la surface émergée de cette irradiation, qui donne à la couleur sa fluorescence. A peine une couleur, le bleu du rayon X est l’efflorescence d’une énergie, le signal d’un danger.
Une couleur en moins
Le jeudi 8 octobre 1953, la chaîne CBS diffuse sa première émission de télévision en couleur, qui applique les standards du Comité National du Système de Télévision, le BTSC. Pour parvenir à ce résultat, le comité a organisé un grand colloque, qui réunissait trois cent quinze personnes sur différentes tables rondes. Les ingénieurs de la BTSC avaient leurs propres diagrammes. Mais leurs tests sur la compression de la couleur fonctionnaient surtout par essais successifs, à partir des différences minimales qu’ils étaient en mesure de percevoir. Les équipes de développement du système couleur ont appris que les humains sont moins sensibles au rouge qu’au vert, et encore moins au bleu. Une image télévisée n’a pas besoin de transmettre beaucoup de bleu pour avoir l’air convaincante. Cette idée permet au comité d’obtenir une compression suffisante pour faire passer la couleur par le réseau télévisé existant. Des nouveaux tests sur la saturation et le flou de l’image sont réalisés, à partir d’images de jeunes femmes qui caressent des chats, qui sourient derrière une grille, des garçons qui pratiquent le kayak ou s’essaient au tir à la corde, des pots de fleurs dans l’obscurité. La télévision couleur et son bleu de basse intensité finissent par être validés. Le bleu n’est qu’une touche inessentielle dans le tableau d’ensemble de la classe moyenne américaine des années 1950, et dans le nouveau paysage médiatique auquel elles donnent naissance, il est dégradé dans l’indifférence générale. Une couleur en moins.
Une couleur fétiche
Le magazine Les Années Lasers a vu arriver le blue-ray comme une révélation. Si l’on en croit une marque d’écrans haute-définition qui s’est offerte une publicité dans ses pages, il représente la visualité pure, “la simplicité” (…) “une lumière qui séduit l’âme”. En fait de simplicité, les disques blue-ray sont des mosaïques précieuses et complexes à leur manière. Le système de trous et de pleins déchiffré par le rayon optique s’inspire du métier à tisser de Joseph-Marie Jacquard et de sa reprise par Charles Babbage pour sa « machine analytique », ancêtre mécanique de l’ordinateur que nous connaissons aujourd’hui. Pour les individus des années 2000, ces subtilités matérielles ont des effets transcendants. D’après l’éditeur du magazine, le Home Cinéma version blue-ray peut se révéler être « la vision ultime et parfaitement aboutie du désir d’un couple ». En fait, la référence à un couple extatique cache mal la triste réalité : les collections de blue-ray sont le plus souvent enfouis dans les combles réaménagées en refuges de garçons. Les lecteurs du magazine consacrent tous leurs moyens à ces sanctuaires culturels où les boîtiers des disques précieux voisinent avec les posters aux tons bleus froids, comme s’il avait fallu que la qualité du rayon laser persiste à l’image. Le journaliste des Années Laser vient visiter avec respect ces mausolées en hommage à la couleur fétiche.
Rien à voir
En 2014, les archéologues Kilian Laclavetine, Jose Luis Ruvalcaba-Sil, Christian Duverger et Emiliano Ricardo Melgar Tísoc ont découvert des indications de l’existence de nouveaux disques de mosaïques turquoise au fond d’un des grands temples aztèques, le Templo Mayor de Tenochtitlán, une cité située non loin de Teotihucan dans la vallée de Mexico. Dans l’impossibilité d’accéder au tombeau sans risque d’effondrement, ils se sont armés de rayons X qu’ils ont dirigé vers l’emplacement des xihuitl. Ils espèrent alors, à partir des propriétés de ces nouveaux spécimens, découvrir les sources du bleu précieux. Pendant un court instant, à l’abri des regards, la lumière bleue mortifère de la science occidentale a rencontré le minerai puissance de vie des aztèques. Personne ne saura jamais quels reflets de bleus auraient été visibles si quelqu’un était descendu dans le secret des dieux. Une machine a converti la lumière sortante en indications chiffrées sur un graphe gris, et les savants ont fait leurs calculs pour isoler des définitions mathématiques de leurs nuances. Cet épisode dans l’évolution de la connaissance sur la matière et la lumière n’entrera pas dans l’histoire. Il n’est pas passé à la télévision couleur, et ne sera pas disponible en blue-ray. Car l’énergie cachée sous la lumière n’a aucun sens pour les humains standards. Dans la rencontre furtive entre les bleus, nous n’aurions encore rien vu.
— Guillaume Heuguet, texte inédit lu par Agnès Gayraud pour Extraits de bleu, le 8 septembre 2017, L’Espace d’en bas, Paris. Un programme de Collection Morel.