Christine Lapostolle

De quoi est fait le bleu qui imprègne ceux qui vivent longtemps au bord de la mer ?

Le bleu qui colore leur champ mental? Qui charge leurs batteries?

Ce bleu, auquel ils ne pensent plus, qui est là, autour,

où est-il en eux?

S’agit-il de la couleur «bleu»? de quelque chose qui en émane?

Toute cette eau bleue, enfin verte, enfin grise, argent, blanche, violette, marron, mais bleue quand même.

L’océan, même s’il navigue entre toutes les couleurs, c’est du bleu.

Un bleu ambiant, un bleu mouvant, un bleu fluide, qui baigne.

Mais ça va où exactement?

J’ai marché longtemps le long de la mer. J’ai trop chaud.

J’entre dans la petite chapelle de Lochrist, près du Conquet, pas loin de Brest. Un jour de juin. Je me réfugie dans la fraîcheur de cette chapelle.

Pas minuscule. Modeste. Près d’un hameau. Un dimanche.

Personne à l’intérieur. Zinzinement des mouches, les martinets vont et viennent. La porte est grand ouverte, la lumière entre.

Coeur d’un dimanche après-midi de début d’été.

On entend de temps en temps une voiture passer.

Fraîcheur de la pierre imprégnées d’anciennes odeurs d’encens, d’humidité, sol bosselé.

Vieille piété bretonne, sculptures, vitraux, scènes saintes à déchiffrer. Michel l’archange en violet terrasse un démon vert olive en forme de dragon ;

il y a de l’or sur la lance et le cheval a du violet aussi.

Soudain le décor s’illumine: dehors les nuages d’orage ont glissé, le soleil d’un coup revient et plaque au sol le bleu du bouclier de l’archange.

Dans la projection des couleurs toutes les figures se dissolvent dans un jeu polychrome de taches indéchiffrables où triomphe un bel ovale bleu.

Que reste-t-il de ce bleu-là trois mois plus tard? Quelle est la précision du souvenir qu’il a laissé, sa trace? Est-ce que je pourrais le retrouver avec des mots?

Si je devais le refaire? Si je devais le montrer sur un nuancier?

Ce dont je suis sûre: sa tactilité, sa texture-sol, granuleuse – du schiste, et pourtant je revois presque le grain du granit.

Rencontre de la lumière traversant le verre coloré d’un vitrail avec un sol couleur ardoise très très foncée. Bleu de lumière stoppé par la pierre.

La seule tache bien circonscrite à cause de la forme simple du bouclier, est ce bleu réjouissant, qui comble, que je ne verrai qu’une fois,

que, même si j’étais revenue le lendemain à la même heure, je n’aurais pas retrouvé exactement semblable, à cause du changeant du ciel, de la terre qui tourne.

Bleu comme on n’en voit jamais dans la nature, plus saturé que celui des hortensias les plus bleus qui poussaient contre la chapelle. Bleu fabriqué par le soleil d’après-midi revenu brutalement sur le mat du schiste, à mes pieds, bleu pour personne, bleu qui est là chaque fois qu’il y a un rayon de soleil à cette heure-ci, mais cette heure-ci a-t-elle eu lieu, aura-t-elle lieu une autre fois ?

Se déchausser, tremper les pieds dans ce bleu-là.

Ce bleu que je suis seule à voir,

qui ne va pas durer, aussi éphémère que les mots qu’on dit en parlant,

qui existe peut-être identique au même moment à un autre endroit,

quelque part, comment savoir?

Bleu caressant, bleu vacillant stabilisé dans la plénitude d’un instant, bleu heureux, bleu pas du tout religieux, pas du tout céleste, bleu qui défie le bleu terni du drapé de la Vierge qui monte au ciel au fond de l’église sur une vielle peinture fanée au-dessus de laquelle les martinets ont fait leur nid, bleu qui n’est pas du tout le bleu de la mer.

Le bleu de la lumière traversant le bouclier de l’archange saint Michel du vitrail de la nef de la chapelle de Lochrist est un bleu concentré, un bleu ramassé, un bleu cerné, c’est une couleur sans support que le sol d’une chapelle arrête en plein vol, vibrante et solide. Sous laquelle peut-être sont enterrés des morts d’il y a longtemps. C’est un bleu contre, un bleu tappé, un bleu frappé, un bleu rentré. Un bleu inverse du dilué de la mer, de l’étendue de l’océan avec ses airs infinis,

contraire à tout le monde du dehors.

— Christine Lapostolle, texte inédit pour Extraits de bleu, le 8 septembre 2017, L’Espace d’en bas, Paris. Un programme de Collection Morel.