Bruno Meillier – Joni Mitchell, Blue


Reprise (1971)

Nuit blanche, sommeil s’effilochant par bribes à l’approche de l’aube, heure bleue durant laquelle les fleurs exhalent leur parfum le plus suave. D’une voix tranchante comme le cristal, la signataire de « Woodstock », dernier hymne des sixties, incise la chair. Sang d’encre s’écoulant de la plaie et teintant les doigts d’un bleu sans blues. A moins que ce ne soit la transposition féminine du genre ? Pourfendant l’abcès au plus profond des entrailles, une seule et unique blue note, tierce majeure d’un accord de si septième, réveille la mesure finale du morceau titre, en bout de face A, au nadir exact de l’album. Joni Mitchell, déesse du folk américain (troisième de renommée, juste derrière Joan Baez et Judy Collins), éprouvée par sa séparation d’avec Graham Nash comme épuisée par une insomnie récurrente derrière chacun de ses concerts, s’envole au printemps 1970 pour la Crète, un dulcimer appalachien sous le bras, revenant par Ibiza et la France, écheveau d’anecdotes fournissant la substance de « California » et « Carey ». A son retour, elle rend la politesse à James Taylor qui l’a invitée sur Mud Slide Slim And The Blue Horizon. Fugace conjonction de planètes le temps de deux albums. Son amant, autre roue libre en désespérance, étoffe de ses arpèges de guitare la sonorité aigrelette du dulcimer (« California », « All I Want » et « A Case of You ») mais sera tenu à l’écart, Joni touchée par la dépression s’imposant la rigueur d’un travail ne pouvant être mené à bien qu’à la faveur de l’isolement. Comme l’oiseau maîtrisant son vol à la perfection, évoluant là où le porte un sûr battement d’aile, la liberté rythmique de son chant est totale et fait d’elle l’égale d’un Wayne Shorter, son partenaire musical à venir. Ni vertige ni froid aux yeux : sauts d’octaves, débordements contrôlés, tremolo et vibrato appliqués comme dans le jazz, appogiatures et ornements (tout un art d’avant et d’après la note signifiant une connaissance innée des marges). Marquant la fin d’un cycle (dès For Roses elle va habiller ses chansons de plus ardentes matières), cet album charnière s’ouvre à la page la plus introspective d’un journal intime. Conciliabule avec elle-même qui aurait pu agacer un auditoire mais va au contraire se l’assujettir, ce folk d’aparté devient au début des années soixante-dix le baume des propres maux de cœur de ses admirateurs. « En cette période de ma vie, je ne possédais aucune défense naturelle, je me sentais comme l’enveloppe en cellophane d’un paquet de cigarettes. Blue a été sur un plan émotionnel le plus pur de mes albums, il ne contient pratiquement aucune fausse note ».

— Bruno Meillier, lecture par l’auteur d’un extrait de son livre Folk & renouveau, une balade anglo-saxonne, Le Mot et le Reste, co-écrit avec Philippe Robert en 2011, extrait pour Extraits de bleu, le 8 septembre 2017, L’Espace d’en bas, Paris. Un programme de Collection Morel.