Le lieu unique est pour moi innombrable, c’est le non lieu. C’est le recoin, l’angle mort, la jonction, l’interstice entre deux bandes, entre deux blocs d’architecture, c’est l’articulation qui manque ou la rencontre fortuite, c’est aussi le chevauchement, le télescopage, le palimpseste ainsi que le pli, « le critère et le concept opératoire du Baroque » selon G. Deleuze. Ces endroits sont souvent inhospitaliers mais ils constituent pourtant un grand carrefour de présences humaines qui s’inscrivent littéralement dans le paysage au moyen d’artefacts plus ou moins volontaires ou conscients. J’enregistre ces traces fragiles parce qu’elles disent quelque chose d’une réalité toujours travaillée de l’intérieur par le « chaos qui monte toujours la garde ». (Eugenio d’Ors dans « Du Baroque » justement)
« Toujours un coin qui ne se rappelle pas ». Le titre de cette vidéo est une déformation d’un vieux tube de Burt Bacharach et Hal David, « (There’s) Always Something There To Remind Me » que j’ai entendu pour la première fois sous la forme d’un instrumental surfin-fox exécuté par Frankie Montebello & son orchestre figurant dans un disque des années 60 (« 12 succès pour danser ») trouvé dans un vide-grenier, lui-même étant un dérivé de l’adaptation française du morceau par Eddy Mitchell : “Toujours un coin qui me rappelle”. L’enchaînement, à l’image, des non lieux où la présence humaine possible est représentée par des chaises toujours vides chemine avec un morceau de musique provenant d’un album publié chez micr0lab. On ne sait si, par une sorte de système entropique de vases communicants, c’est la bande image ou la bande son qui prolonge, amplifie, la sensation d’absence émanant de l’autre. La musique semble ainsi résonner dans ces intérieurs ou extérieurs déserts et s’y perdre, à moins que ce ne soit ces espaces vides qui aspirent peu à peu sa matière vive, épuisent sa mélodie. Faire un film, de la musique, écrire ou dessiner est une manière pour moi de m’inscrire dans le paysage.
Des images de ces non lieux hantent aussi mon blog et viennent « s’inscrire dans le paysage » du web. Je ne peux m’empêcher ici de citer ces propos de G Didi-Hubermann : « Si les choses de l’art commencent souvent au rebours des choses de la vie, c’est que l’image, mieux que tout autre chose, probablement, manifeste cet état de survivance qui n’appartient ni à la vie tout à fait, ni à la mort tout à fait, mais à un genre d’état aussi paradoxal que celui des spectres… »
– Jean-François Magre, 2012-2015
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