En retirant les trois volumes des nouvelles de Tchékhov il aperçut des moulures ornant le fond de la bibliothèque. Impossible de se souvenir exactement comment il était arrivé là. Toujours est-il qu’il y était et que l’endroit, ma foi, était agréable : une grande et vieille maison du XVIIème adossée à flanc de coteau, vide et désertée.
Il s’était réveillé là, un matin. Seul. Personne aux alentours, excepté la forêt à perte de vue. Cela faisait maintenant trois semaines.
Sa première tâche avait été d’explorer la maison, de découvrir que les celliers étaient pleins de nourriture, confitures, alcools de fruit, de prunes, de cerises, vins de noix, conserves maisons, confits, pâtés, tout ce qu’il fallait pour se sustenter pendant des mois et des mois.
Sur le côté gauche de la maison, côté sud, il y avait un jardin. Un jardin potager. Tous les semis étaient prêts, en terre, plantés en ces temps renaissants et printaniers, certains bourgeonnant déjà hors du sol en petites pousses vertes et tendres, le temps ferait le reste, juste surveiller, entretenir et s’y servir au fur et à mesure, jouir de la récolte en temps venu, tomates fraîches, haricots verts, pommes de terre, radis, ails, oignons, échalotes. L’essentiel en un carré.
Les pommes, les poires et les fruits, il les trouva encore en fleurs, blanches pour les cerises, tous réunis dans un verger à proximité. Reines-Claudes, mirabelles, cognassier, sureau. Tout était là.
Le reste était mystère.
En premier lieu le mystère de la maison, abandonnée par ses habitants, rapidement apparemment, puisque rien ne semblait avoir été emporté. Venait ensuite l’autre mystère, celui de sa présence. Comment était-il arrivé ici? Lui ne s’en souvenait franchement plus. Il jeta une bûche dans la cheminée, s’installa dans le fauteuil et commença une des nouvelles de Tchékhov, « Le Moine Noir ».
La bibliothèque qui ornait tout un pan de mur faisait elle aussi partie du mystère. Un mystère agréable, une niche pleine de livres, un certain palliatif à la solitude. Il dévora toutes les nouvelles de Tchékhov, les trois volumes, puis se plongea dans les poèmes de Tennyson, poursuivant sur sa lancée, dans la continuité alphabétique que lui offrait la bibliothèque, il acheva les T peu après la fin de l’été. L’automne débutant allait assez bien à Thoreau et « Walden » finit, il entama un livre assez rare du même auteur, jamais réédité à sa connaissance, « Un philosophe dans les bois ».
Ses journées se suivaient et pourtant ne se ressemblaient pas, emporté dans un mouvement s’imposant à lui, un courant d’activités qu’il se plaisait à suivre pour que tout reste dans l’ordre des choses. Le matin il s’occupait du jardin ainsi que des deux trois chèvres qui habitaient librement le verger, très vite il apprit à faire son propre fromage grâce à un vieux carnet de recettes qui traînait dans la cuisine et…
Ses soirées, particulièrement longues en hiver, il les peuplaient de voix, de conversations esquissées entre lignes avec les silhouettes fantomatiques d’auteurs appréciés, finissant le rayon sur sa lancée: Vernes, Wilde et Yeats.
Vers la Saint-Jean il avait tout lu, tout l’étage du bas de cette grande bibliothèque murale. L’esprit fourmillant de visions sous-marines, de tour du monde en quatre-vingts jours, de danses saloméennes, de steppes traversées par un cavalier aveugle, du bruit du vent sifflant dans les ajoncs d’un lough brumeux, le souvenir d’un voyage de la terre à la lune, de Véra et les nihilistes, des enfants du Capitaine Grant, du rossignol et du prince, d’une percée jusqu’au centre de la terre, de la remarquable roquette, l’île mystérieuse, des odes contées sur l’éternelle jeunesse au royaume du Tir Na Nogh, la chanson d’Angus l’errant, de cinq semaines en ballon ou des transformations étranges et macabres du portrait de Dorian Gray.
Les premières saisons passées dans cette maison, ses longues soirées de lecture se trouvaient toutes là, alignées en tranches dans ce rayon allant de Tchékhov à Yeats. Il hésitait entre poursuivre ses lectures au hasard, au titre alléchant, attirant, ou commencer par le début et suivre l’ordre alphabétique, son doigt glissa sur les tranches des premiers rayons… Aragon, Aurélien, Marcel Aymé, Baudelaire, Browning, Byron, Char, Cioran, Cocteau, Crébillon fils, Desnos, Dickens, Doyle, Erasme, Flaubert, Goethe, Gogol, Hemingway, Hobbes, l’intégrale d’Hugo en vingt énormes volumes, Huysmans, Ibsen, James, Jonson, Kafka, Keats, Kipling… son doigt s’arrêta là, sur la tranche de Kim.
Il sortit le livre et crut percevoir dans l’obscurité entrouverte de l’espace vide, un léger scintillement. Il retira London et Longfellow, tous deux voisins de Kipling, et découvrit une poignée de porte…
Il s’arrêta, surpris, prit un peu de recul et envisagea la situation. La niche dans laquelle se trouvait la bibliothèque était en fait le chambranle détourné d’une porte cachée.
Il réfléchit un instant, se redessinant mentalement la disposition des autres pièces de la maison. Rien normalement ne se trouvait derrière cette porte, si ce n’est la falaise. Il hésita un instant, les trois livres en main, Kim, L’appel de la Forêt et Hiyawantha. Impossible de les reposer, une espèce de manie personnelle, un trait d’esprit.
Il les avait pris, sortis de la bibliothèque, alors il les lirait.
Il installa le fauteuil juste devant la bibliothèque, relança le feu mourrant d’une ou deux bûches et commença la lecture. Il savait intimement que tout ça le mènerait quelque part. Le jeu débutait. A côté de lui, une pile de livres, enlevés de la bibliothèque, ceux déjà lus, de Tchekhov à Yeats.
Au bas de la bibliothèque, dans l’espace du rayonnage vide, une plinthe dessinait le bas de la porte, découverte, visible.
Il poursuivit ses lectures, une par une, ne retirant un livre que pour le lire et ne passant au suivant qu’une fois celui sorti terminé. La porte doucement se dessinait, sous ses yeux, au hasard des lectures, plus ou moins alphabétiques, avec la magie presque oubliée des vieux calendriers de l’avent… Shakespeare, Shelley, Saint-Exupéry, Rimbaud, Rilke… sa curiosité s’amplifiait, les panneaux de la porte se découvraient, clinche, serrure, charnières… Rabelais, Racine… peut-être était-elle condamnée… Maupassant, Mérimée, Poe, Pierre Loti, Pouchkine… il s’était plusieurs fois interrogé sur l’ordre de ses lectures, peut-être y avait-il un ordre à respecter, une combinaison établie à suivre et qui, une fois achevée, ouvrirait la porte?
Pope, Mallarmé, Orwell, Queneau, Nerval… Il ne lui restait plus que le haut de la porte à dégager, c’est à dire Aragon, Aurélien, Marcel Aymé, Baudelaire, Browning, Byron, Char, Cioran, Cocteau, Crébillon fils, Desnos, Dickens, Doyle, Erasme, Flaubert, Goethe, Gogol, Hemingway, Hobbes, l’intégrale d’Hugo en vingt énormes volumes, Huysmans, Ibsen, James, Jonson, Kafka et Keats… Il y passa deux ans, deux étés, deux hivers.
Même si plusieurs fois l’envie fut forte de vider la bibliothèque d’un trait, d’envoyer voler les livres par terre et d’éclaircir d’un coup le mystère de la porte, il sut se contenir, l’attente lovée dans ce mystère final diffusait en lui une certaine impatience augmentant grandement le plaisir de ses lectures. Un suspens, s’effeuillant un peu plus à chaque page lue, voguant vers la révélation d’un mystère contenu : l’ouverture, enfin.
Les piles de livres lus s’amoncelaient autour du fauteuil au fur et à mesure que les rayons se vidaient. Puis arriva le grand jour. Un jour d’été.
La porte, une fois ouverte, donnait sur l’envers d’une autre bibliothèque, une autre niche, rayonnée de livres, les tranches toutes tournées vers l’autre côté. Entre deux livres -lesquels il ne savait pas- il put apercevoir une chambre, un lit une place, au pied de la bibliothèque, un bureau plus loin, auprès d’une fenêtre donnant sur une cour intérieure, une courée coincée entre quatre hauts murs de briques, une cheminée, un paysage de ville. Il referma la porte.
Il ne comprenait pas. L’illusion lui paraissait si vraie. L’illusion d’un autre monde. Juste là. Derrière. Là où normalement se trouvait la falaise, un verger en son sommet, il avait vu les prémisses d’une ville, les murs en briques rouges d’une cité ouvrière, ses cheminées se découpant sur l’azur, le ciel, si calme, si bleu par-dessus les toits.
Il rouvrit la porte discrètement, tirant doucement sur le pan unique portant les rayons vides. La chambre était petite, claire, aux murs blancs, une espèce de cellule égayée avec succès par quelques plantes vertes, un vieux fauteuil recouvert de tissus coloré. La seule et unique fenêtre donnant sur la cour intérieure venait d’être ouverte et quelques papiers venaient d’être posés sur le bureau, ils n’y étaient pas tout à l’heure, il était formel. Il referma la porte, une seconde fois, après avoir pris deux livres rapidement sur l’étagère de la bibliothèque, deux livres au hasard, ne découvrant leur tranche qu’une fois la porte refermée. Kerouac et Prévert.
Il les lut, rouvrit la porte le lendemain, s’arrêtant brusquement quand par le fin entrebâillement il crut apercevoir une ombre sortir de la chambre au moment même où lui ouvrait. Trois iris bleu en un bouquet éclatant sur le bureau se veloutaient dans la lumière. Il prit deux autres bouquins avant de refermer rapidement la porte, un livre en anglais sur la poésie Beat et Un Noir Eblouissant de Charles Trenet.
Il lut très tard dans la nuit et vers trois quatre heures du matin et lorsqu’il eut tourné la dernière page du dernier bouquin, il ouvrit de nouveau la porte. Dans la couette jaune se dessinait la silhouette d’un garçon dormant. Il referma la porte, ne dormit pas le reste de la nuit, sortit même plusieurs fois refaire le tour de la maison. Un agenda ouvert sur la table de nuit lui avait permis de voir la date. Le 26 Novembre. La date et le jour.
Vendredi.
Il attendit l’arrivée du crépuscule, l’aube naissante pour ouvrir la porte. Son plan s’était échafaudé dans les dernières heures de la nuit. Il avait replacé, un par un, en ordre alphabétique, l’intégralité des livres sur la bibliothèque, celle de son côté. Puis écartant l’espace entre le Kim de Kipling et L’appel de la forêt, il attrapa et tourna la poignée de la porte pour l’entrouvrir. Les lourds rayonnages chargés de livres empêchaient la bibliothèque de tourner aisément. Il lâcha la poignée, tira fortement sur la tranche de la porte, l’entrebâillant le plus silencieusement possible.
Dans l’obscurité il distingua la forme couchée sous la couette, de l’autre côté, dormant encore. Il saisit quelques livres dans la bibliothèque de façon à se dégager un passage suffisant pour passer sa main et la tendre jusqu’au lit, jusqu’à l’oreiller de l’inconnu, approchant doucement de son visage un chiffon imbibé d’éther. Voilà. Il maintient le chiffon encore quelques instants sur le nez de l’inconnu. C’était fait. Maintenant il avait le temps. Il pouvait agir.
Il poussa les livres qui tombèrent sur le lit, retira les planches de la bibliothèque et pénétra dans la chambre en enjambant les recueils éparpillés au sol. Il prit l’inconnu dans ses bras, le traîna jusque dans l’autre pièce, l’installa dans une chambre au premier, sa chambre à lui, son lit. Il redescendit et referma la lourde bibliothèque derrière lui.
Dans quelques heures, de l’autre côté, l’inconnu se réveillerait, d’abord surpris de se retrouver là, dans cette maison du XVIIème, désertée précipitamment, apparemment. Il trouverait dans le cellier des provisions qui lui permettraient de tenir jusqu’au printemps, sortira sans doute pour chercher quelqu’un du regard, trouvant l’appentis au bout du jardin, sarclé, près à recevoir les lots de graines étiquetées rangées sur l’étagère de l’appentis, constatera qu’il y a suffisamment de bois rentré pour tenir tout l’hiver et entretenir un feu perpétuel lorsque la neige se mettra doucement à tomber. La première nuit il observera le paysage nocturne sous la lumière pâle de la lune croissante, constatera qu’aucune lumière n’y brille, ni dans la vallée, ni dans les sommets, qu’il est seul. Seul excepté cette présence, là, autour de cette bibliothèque, derrière chaque livre, la perspective sans doute de nouveaux horizons, de rencontres futures, de mondes à portée de mains, à ouvrir, tapis derrière chaque tranche, derrière chaque reliure, attendant qu’au fil des pages le mystère des livres…
– Dimitri Vazemsky
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