Dans ces lieux qui nous parlent, plus exactement où ça nous parle, où il nous semble soudain avoir franchi une membrane et nous trouver dans un dispositif inattendu et attentionné, là où pourtant rien n’est agencé par une intention humaine, là soudain le don de parler aux choses et d’être entendus nous semble enfin accessible. Ces lieux agissent sur nos alvéoles cellules neurones à la manière d’une pluie de nano-comètes, infimes graines de bibliothèques cachées dans les plis du vivant et sous cette irradiation immatérielle, on renoue à la fois avec quelque chose d’immensément spontané ayant échappé depuis belle lurette à nos organes occidentaux et, en même temps, on devient le jouet d’un magnétisme puissant, de ces forces auxquelles on rêve de s’enchaîner pour se libérer. Quelque chose d’extérieur et de profond prend les commandes et c’est comme de se livrer complètement à une jubilante obsession, un sillon à creuser vers les racines d’un arbre de la connaissance complètement personnalisé. Ces lieux excitent le désir de les collectionner (les faire vivre en nous, les dupliquer charnellement) compulsivement, pour aller de l’un à l’autre, ne plus en sortir, les lire-vivre sans fin sans les confondre. Car, s’ils sont traversés d’une même petite musique, ils sont tous différents. Chacun est particulier, mais chacun est une pièce d’un grand moteur hypnotique qui nous plonge dans la rêverie comme forme de transe.
La musique de Pierre Bastien puise aux sources de cet hypnotisme topographique. Il substitue à la basse rythmique habituelle une rotation accidentée, une scansion saccadée, éraillée, une ventilation nostalgique aspirante. Un trait, une droite pivotante, un sillon rayé qui engendre une spirale sonore bégayante. Et ça tourne exactement comme le tour d’un potier. C’est pourquoi sa musique peut être dite plastique. Non parce que le dispositif s’apparente aux principes de l’installation sonore, mais parce que littéralement, il monte du son, comme un potier fait monter des formes d’argile entre ses mains, de la pression de ses paumes et doigts sur une masse tremblée humide qui tourne (relire « La potière jalouse » pour restituer cet aspect de la musique de Pierre Bastien dans quelque chose d’ancestral, qui obsède les musiciens et les écouteurs de musique depuis la nuit des temps). Et comme pour le potier, tant que ça tourne, c’est malléable, en devenir, c’est flou, impossible de deviner exactement l’apparence que cela aura au final. Ca reste tremblé. Il installe donc une base obsédante, chantante à partir de quoi s’élèvent et s’enchevêtrent des hallucinations. Les siennes, selon une relation singulière, qui lui est propre, à l’histoire de toutes les musiques écoutées, à la collection des sons qui ne cesse de grandir dans son cosmos mental. Les particules de l’histoire musicale des peuples crépitent, revenantes, dans la monstration des sons qu’il orchestre avec ses appareils. Ca tourne fou, avec cette folie des automates qui s’incarnent. Dans ce théâtre de sons, il y a la puissance du machinique, du machinal, d’un machinal libéré, sorti de ses gonds et qui devient une force d’extraction de ce qui peuple les sons. Ils gagnent en corporéité incantatoire.
Sa musique ainsi convoque des matières fantômes, des esprits qui peuplent le rapport à la musique. Sa musique s’érige en autel, en lieu. Un point précis d’apparition. Ses gestes de machiniste compositeur relie nos machines désirantes d’auditeurs aux multiples machines désirantes de tous les lieux de passages oniriques (en mal de cartographie qu’entreprend d’établir le projet « Morel » de Marie-Pierre Bonniol). Il reconstitue, via le halo sonore, ce voile amniotique qui nous caresse dans ces lieux qui nous parlent, promesse de se retrouver, de traverser le rideau, d’associer ce côté-ci avec l’autre côté, une multitude qui danse.
Symétriquement, les informations et savoirs qu’organisent Collection Morel documentent la musique de Pierre Bastien, plus exactement ce qui dans cette musique, nous envoûte en tant que retour obsessionnel vers un lieu originel. Je m’intéresse à la musique de Pierre Bastien depuis longtemps, une vingtaine d’années ; les recherches entreprises par l’Institut Morel m’intriguent et me captivent depuis leur début. Lors du concert de Pierre Bastien à Bruxelles, pour l’inauguration d’une première phase de Collection Morel, entre la salle du concert et à quelques mètres, la chambre de l’hôtel Morel, il y eut pour moi comme une évidence, une mise sous tension productrice de sens à venir.
— Pierre Hemptinne, Une collection de lieux et sa petite musique obsessionnelle – Conjonction de sens entre « Collection Morel » et la musique de Pierre Bastien, juillet 2014