Domaine de la page silencieuse (lettre)

Cher,

Lorsque l’on nous a invité à discuter de musiques imaginaires, avec le nom de Saint-Gall en toile de fond (“Saint-Gall”, cette espèce de sésame mystérieux dans notre propre imaginaire helvétique ?), ma première idée a été d’engager la conversation dans un domaine qui nous parle autant l’un qu’à l’autre : celui de la page silencieuse (silencieuse n’est pas muette) ; parlons donc littérature. Et puis le hasard faisait que j’étais en train de lire Le Docteur Faustus de Thomas Mann. Or, tu connais mon goût pour la “petite histoire” : il se trouve que les épreuves du roman ont incidemment été imprimées à Winterthur alors que Mann achevait l’ultime relecture de son livre à Flims dans les Grisons. Bref.

Comme tu le sais, le personnage principal du Faustus, Adrian Leverkühn, se trouve être l’inventeur d’une musique nouvelle, “méphistophélique”, dont les principes sont très directement dérivés du dodécaphonisme d’Arnold Schönberg, compagnon d’exil à Los Angeles du Nobel allemand de littérature. Pour ce faire, Mann, le wagnérien, a écrit sa fable de 1943 à 1947, en prenant conseil auprès de Schönberg lui-même, de Hanns Eisler, mais surtout d’un jeune voisin,  sociologue/philosophe/musicologue encore inconnu, auteur d’un essai non publié sur Schönberg et qui avait été l’étudiant d’Alban Berg : Theodor Adorno. Dans le Faustus de Mann, il est donc beaucoup question de musiques, et de musiques imaginaires tout particulièrement. Mais il est remarquable que le souci permanent de vraisemblance de Mann l’a amené à s’enquérir de la manière dont sa musique imaginée pouvait être « crédible »… auprès de « ceux qui savent ».

D’autres musiques, précisément décrites par le narrateur, si elles existent réellement (je pense notamment aux analyses érudites des quatuors tardifs de Beethoven ou de la musique de Wagner), n’ont jamais été entendues par Mann. Je vise là tout particulièrement les pages ahurissantes consacrées à Johan Conrad Beissel, que l’auteur découvre pendant la rédaction du roman (ses archives – muettes – lui sont montrées à la Library of Congress de Washington). Fondateur d’une communauté religieuse à Ephrata en Pennsylvanie au 18ème siècle, et inventeur d’un système de notation intriguant, à l’attention de ses fidèles, où se distribuaient “notes maîtresses” et “notes esclaves”, Beissel apparaît ainsi comme l’auteur d’un système musical franchement autoritaire, qui fascine le jeune Adrian. Et Mann de faire ainsi en un geste audacieux, de l’invention de Beissel la source méconnue du sérialisme (comme on a pu déceler dans l’art shaker les prémisses du minimalisme).

Pour le sujet qui nous intéresse, le Faustus pose donc des questions intéressantes sur les plans de l’écriture comme de la lecture, puisque ces musiques décrites par le romancier (qu’elles aient été entendues ou simplement imaginées, sinon fantasmées par lui), devaient pouvoir être, par la seule expérience de la lecture, à nouveau imaginées et pour ainsi dire recréées. Je dis “devaient pouvoir être” car je ne suis plus tout à fait sûr que le souci de rigueur et de précision de Mann n’avait finalement pour autre but que d’être “convaincant” (aux yeux des musicologues et mélomanes qui le liraient). Du reste, en tant que lecteur, je me suis rendu compte bien souvent de la difficulté que j’éprouvais à “écouter” silencieusement la musique qui était minutieusement décrite (alternativement en des termes théoriques ou purement figuratifs) comme si “l’effort d’imagination” que sollicitait Mann de son lecteur devenait par trop important.

Pour le dire autrement, ce qui m’intéresse notamment dans ce roman, comme dans la lecture du Journal du Docteur Faustus, sorte de roman sur le roman en train de se faire, qui donne à comprendre beaucoup de pistes sur la mise au point de ces pages musicales (la reproduction de lettres de Mann à Adorno où Mann rend compte à son précieux conseil de la musique diabolique qu’il imagine sont vraiment passionnantes), c’est la chaîne brisée de transcriptions, de traductions successives allant de l’auteur au lecteur. Chaîne qui n’est pas sans me rappeler un autre type de chaîne musicale mise au point par un auteur dont je te sais friand, C-A Cingria, et notamment… sa Civilisation de Saint-Gall (1929). Tu pourrais m’en parler ?

Lettre de Maxime Guitton à Florian Caschera, 2017, pour Imaginary musics

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