La route sinueuse depuis la sortie d’autoroute m’aura permis d’écouter entièrement la cassette de Pierre. Le reste du trajet jusqu’à la maison de l’ancienne garde-barrière où ils se sont installés avec Laura se passera dans le silence, c’est-à-dire le brouhaha des réflexions. La musique de Pierre semble aliénée à ce support, aussi matérielle que sa gangue de plastique, tellement matérielle qu’il faut la jouer pour la dupliquer et je dois être un des rares à avoir reçu un exemplaire. Est-ce que j’aime. Oui, sans doute. Je pourrai lui dire que j’aime sans nous trahir ni lui ni moi, pourtant l’attente particulière puis la mise en perspective de ce que j’entends et de ce que je sais de lui crée une musique annexe, c’est elle qui résonne dans ma tête. Mais je lui dirai que j’aime sa cassette, je le formulerai ainsi justement, il comprendra sa musique alors que je parlerai d’un ensemble dont un pôle est ce petit objet précieusement empaqueté dans un carton sérigraphié et l’autre un sentiment diffus. Aurais-je écouté cette musique de la même façon s’il s’était agi de quelqu’un d’autre ou d’un inconnu, l’esthétique de l’ensemble m’aurait-il attiré et l’aurai-je vraiment aimée si l’écho de notre amitié, de toutes les choses que nous avons vécues ou que nous nous sommes apprises ne s’était pas interposé.
Je finis ma première bière sur la terrasse du bistrot où nous devons nous retrouver, un peu à l’écart du village, déjà sur la route qui mène chez eux. Avant de commander une deuxième bière, je sors mon mobile pour regarder l’heure et je découvre un SMS envoyé il y a quelques minutes, je n’ai pas entendu l’alerte. Pierre s’est pris la tête avec Laura, mais il viendra, ils viendront, m’assure-t-il. Le soir n’a pas d’horaire, il arrive qu’à un moment donné on en prend conscience, on décrète alors qu’il tombe. Des échos de voix par delà les maisons. Si je ne distingue aucun mot, je reconnais très vite la musique spécifique d’un discours avec ses accords solennels enchaînés mid-tempo ponctués de traits d’humour, sans doute le maire est-il en train d’ouvrir les festivités locales et de présenter le groupe qui va bientôt se produire sur la place. Laura m’avait prévenu qu’il y avait la fête au village comme on s’excuse du désordre de sa maison. Le bistrot, presque vide d’ailleurs, est assez éloigné du centre pour que les échos me parviennent très fragmentés, trop purs en quelque sorte. J’imagine d’autant plus aisément le maire debout sur l’estrade s’adressant aux familles, les garçons et les filles se convoitant en attendant la nuit complète et les quelques ancêtres assis en retrait, ceux qui assistent toujours avec la même bienveillance aux événements qui animent leur communauté même s’il s’agit d’un concert de rock.
Pierre abuse de l’écho et de la reverb pendant nos répétitions, au point que les sons extraits de nos instruments nous sont dérobés et exilés hors de l’enceinte du groupe, dans des limbes bien au-delà des murs de notre local. Ne nous restent que leurs fantômes. Ces effets ont fini par me rendre mal à l’aise, Patrick ne savait plus quand frapper, il a été le premier à partir. Dans le village, les bris de voix ont laissé place à un grondement cyclique dont les périodes sont marquées par une pulsation assourdie et délayée. Un éclat un peu plus prégnant et clair, sans doute la voix du chanteur. Le morceau joué devrait être connu, reconnaissable du moins, un groupe de reprises m’avait dit Pierre en ricanant, mais la distance l’étouffe et le défigure par le même effet Doppler qui modifie la hauteur de la sirène d’un train nous frôlant à toute vitesse. Le groupe ne se déplace pas mais sa musique nettement plus forte que la voix du maire tout à l’heure n’en est pas moins mouvante, les échos affranchis de leur source se faufilent par les petites rues, sautent les toits et se présentent parés de mystère. La musique qui doit être si évidente sur la place est ici aussi cryptée qu’une scène exclusivement éclairée par des lumières secondaires ou indirectes, une musique dont je ne reçois que les ombres. Elles chatouillent mon jukebox mental et libèrent quelques mélodies approximatives auxquelles elles se mêlent dans un éther volatil et pourtant tenace, aussi proches qu’un souffle chaud au creux de l’oreille tout en se répercutant autour de la terrasse. Elles s’échangent leurs caractéristiques comme les visages les corps dans les rêves, les notes chargées de graves marquent le temps, les rythmes changent de ton dans leur reptation, les durées se dilatent puis se rétractent, dissolvent attaques et relâchements tout en apparaissant étale, l’impression de déjà vu ou déjà entendu est aussitôt démentie dès qu’elle amorce une élucidation. Le bourdonnement sert de tapis flou à une mélopée confuse qui naît dans ma tête comme on détournerait les roulements d’un train pour servir de tambours à une cérémonie secrète. Une incantation en langue inconnue s’élève de la pulsation hypnotique, flotte entre le pavillon de l’oreille ou d’un temple, glisse entre les échos, autant de débris de miroir où se reflètent fugacement des détails trop infimes pour reconstituer un ensemble mais dont la disposition chaotique dans l’espace semble faire partie d’un rituel. Et pourtant c’est bien une musique, mais je ne peux dire si je l’entends, la perçois, la ressens, l’inhale ou l’exhale.
Les éclats de fête enflent dans la caisse de résonance du soir, ce n’est qu’un passage et pourtant il s’étire sur plusieurs heures en cette saison, le jour et la nuit y déposent ce qu’ils ont de plus précieux, la chaleur pour le premier, le repos pour la deuxième. le retard de Pierre et Laura s’y épanouit lui aussi, à l’unisson. Dans le pli entre percepts et souvenirs, ondes et rêverie, ma petite musique fruste et savante prend des allures de rock inarticulé au remous binaire d’un cœurconstant, sinon de folklore de Syldavie ou de Pitchipoï, puis d’une pièce ésotérique donnée par un orchestre ectoplasme de chambre, enfin d’une réminiscence de comptine que l’enfant fané en nous ne déchiffre plus ou encore simplement la basso ostinato intime qui soutient notre vie. Un mot fait irruption dans ce charme fragile et le dissipe immédiatement, flonflon. À cette heure douce, sous le ciel maintenant étoilé et les caresses d’un petit vent frais, le regret s’insinue que mes amis n’aient pas pu entendre ma musique de tête sourdre de ces flonflons et ne puissent la rejouer.
Ils sont venus. Je vide cul sec ma dernière bière avant de les suivre. Je ne verrai pas la place où le concert se poursuit. Dans l’ancienne maison de garde-barrière en pleine campagne avec ses pièces exigües, nous buvons un dernier alcool. Le fracas du passage d’un TGV me fait sursauter et renverser la moitié de mon verre. Laura, qui n’a pas cillé, me confie que certaines nuits, couchée dans le lit étroit de leur petite chambre, la tête de Pierre toute proche d’un côté et la fenêtre donnant sur la voie ferrée de l’autre, elle mêle son demi-sommeil à la somnolence des voyageurs filant à plus de 300 km/h à quelques pas d’elle.
Jean-François Magre, 2017