Au Café Détroit
Ils sont venus me dire : Vieil homme, nous voulons que tu nous chantes tes chansons à nouveau, tout le monde les a oubliées. Mais j’ai dit : Si tout le monde les a oubliées, comme savez-vous que vous voulez les entendre ? Je suis vieux et fatigué de chanter pour ceux qui s’en moquent. Mais ils ont continué : Nous nous rappelons les sentiments des chansons, nous avons juste oublié leurs détails. S’il te plaît chante-nous encore tes chansons. Mais j’ai dit : Si vous vous rappelez les sujets et les sentiments, c’est suffisant, le reste est bon pour accompagner un vieil homme au tombeau. Mais ils ont protesté : Vieil homme, nous adorions ta musique quand tu étais jeune, et que nous étions des enfants. Nos parents adoraient ta musique, mais maintenant ils sont morts. Nous voulons que nos enfants l’entendent. Tu dois chanter encore pour nous. J’étais ému, mais je savais ce qui allait suivre, donc j’ai quand même résisté. J’ai dit : Si vous adoriez vraiment ma musique, vous vous rappelleriez aussi les détails et n’auriez pas à venir m’embêter dans ma vieillesse, à me rappeler d’aussi pénibles souvenirs. Là ils ont commencé à mieux saisir. Mais vieil homme, ont-ils dit, les chansons qui nous donnent de la joie peuvent-elles te donner de la peine ? (Ils n’étaient plus des enfants, mais toutefois suffisamment jeunes pour poser d’aussi stupides questions). Je leur ai dit : Je ne vais pas chanter pour vous, mais je vais vous dire mon secret. Avec lui, vous pourrez chanter des chansons vous-mêmes, et souffrir dans la vie jusqu’à ce que vous aussi soyez un vieil homme qui ne veut plus chanter. C’est tout ce que je sais : ce sont les chansons de peine qui donnent de la joie aux gens. Je suis vieux et fatigué de souffrir. Et vous, qui ne connaissez aucune peine, ne pourrez jamais me donner de la joie. Alors ils m’ont laissé, enfin.
Vexations
Quand j’ai commencé à chanter cette chanson, j’étais inspiré de sentiments d’amour et de beauté. Mais cette chanson a persisté bien au-delà de son inspiration ; je chante, continuellement, depuis de nombreuses années maintenant et mon inspiration – comme elle s’est éteinte – n’était que momentanée. Cette chanson m’est si familière que je peux la chanter automatiquement, tout en accomplissant d’autres tâches comme manger, me laver et naturellement écrire cette page. Mais ce que je ne peux pas faire, c’est chanter une autre chanson. On m’a dit qu’il existe des moines tibétains capables de chanter deux mélodies simultanèment, mais ces moines ne doivent pas chanter une chanson comme celle que j’ai chantée toutes ces années. Cela prend toute la voix de chanter cette chanson ; l’esprit peut vagabonder par moments – c’est incroyable, tout ce qui peut s’accomplir en un moment – mais la voix doit être concentrée, en fait le corps entier doit participer à un certain degré. Ceci parce que que cette chanson se chante au volume maximum. Ce doit être extrêmement fort. C’était un des aspects de mon inspiration initiale et je ne trahirai jamais cette vision. C’est une chanson qui – malgré tous ses autres défauts, que je ne connais maintenant que trop bien – est incomparablement, magnifiquement assourdissante. Je crois que c’est peut-être la chanson la plus assourdissante jamais composée et si je ne suis pas le chanteur le plus puissant qui ait jamais vécu, je dois me classer assez haut parmi ceux qui sont déjà partis, car je n’ai jamais rencontré de chanteur plus puissant dans la vie. Certains soutiennent qu’il est difficile de comparer, car les autres chanteurs prétendent qu’il est impossible de chanter en ma présence. Ils disent que c’est parce que je chante continuellement, mais je crois que c’est juste de l’égotisme, un défaut très répandu chez les chanteurs. Il se peut que je n’échappe pas à la règle, de ce point de vue-là. Par contre, ma chanson et son volume sont tout sauf banals. À propos de cette chanson : elle est très simple, mais elle exprime tout ce que je viens de dire. Elle exprime aussi mon désir qu’elle se termine. Mais elle est perpétuelle. Je mourrai avant que cette chanson se termine, et elle continuera sans moi – toujours à un volume assourdissant. Il n’y a pas d’autre manière de chanter cette chanson.
Le musée secret
Le pavillon du gramophone avait l’air accueillant et j’ai sauté dedans. C’était frais et doux au toucher. J’ai chuté, mais lentement, aussi n’étais-je pas effrayé. Je suis devenu de plus en plus petit ; je crois que la force de ma chute influençait ma forme, qui s’est adaptée à celle de l’intérieur du pavillon. J’ai fini par devenir un simple point. Et je suis entré dans le sillon d’un disque, qui m’a lancé tel un son pur. Une vibration. Je ne porte aucune mélodie, pas même une note. Le moment de ma transfiguration est tombé entre deux temps, ainsi suis-je un aspect du craquement ambiant dans le bruit de fond. Avant moi, et après moi, vient le plus beau solo de trompette.
Fantômes
Six fantômes sont venus chez moi la nuit dernière. Ils fumaient assis dans un coin, parlant leur étrange langage, traduisant occasionnellement les meilleures blagues pour moi. Ils ont ouvert la fenêtre, mais fumaient tellement que j’ai cru suffoquer. Je vidais cendrier après cendrier et ils fumaient et fumaient.
Plus tard ils ont joué de la musique – mais tellement fort ! Le plus grand, en linceul blanc, chantait, et actionnait un orgue de barbarie grinçant. Le plus costaud jouait des percussions, comme s’il allait les tuer ; ils avait été tatoué de la tête aux pieds par celui qui jouait de la basse, également tatoué, avec des croix et d’autres signes plus étranges. L’un se tenait parfaitement immobile et produisait des sons étranglés avec sa guitare. Un autre faisait tinter de petites cloches et regardait le ciel comme en prière. Et un dernier dansait n’importe comment, en couinant et en agitant un tambourin silencieux.
Ces fantômes sont mes amis. Ils sont restés chez moi une nuit de plus. C’était difficile d’avoir six fantômes fumeurs dans ma maison, mais quand ils sont partis je leur ai dit : la prochaine fois, venez plus nombreux.
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Quatre extraits de ‘Lisez-moi” de Damon Krukowski, traduit de l’américain par Françoise Valéry. Textes originellement publié dans “The Memory Theater Burned” par Turtle Point Press (New York) en 2004, dont l’édition française “Lisez-moi” (Editions de l’Attente, 2008) reprend des poèmes.
“Damon considère le langage comme prière pensée. Ses lignes bouget avec l’étrange vitesse d’un émerveillement, et toujours une oreille attentive aux nouvelles formes de son. Voilà de la bonne musique.” Thurston Moore, sur la couverture de la traduction française.
Publication avec l’aimable autorisation des Éditions de l’Attente, 2017.