Les objets imaginaux — Enfin, une dernière expression de la fécondité de l’image en philosophie réside peut être dans le pouvoir d’activation spéculatif de certaines images. Dans ce cas, l’image devient une occasion privilégiée pour enclencher un processus réflexif ou méditatif, comme si l’image appelait par sa profondeur visuelle un achèvement d’elle-même dans le texte, le verbe, le logos, et inversement comme si la pensée trouvait en elle le stimulus privilégié pour se mettre à l’oeuvre. Cette connivence entre contemplation d’une image extérieure et “theoria“, vie contemplative de la pensée tournée vers elle-même, a sans doute été peu objectivée et décrite par les philosophes eux-mêmes, souvent indifférents à la genèse même de leur pratique ou incités à la refouler. Tout au plus voit-on apparaître le motif dans la mystique, où l’image, naturelle (une tache sur un mur) ou artificielle (une représentation religieuse) est reconnue comme pouvant favoriser des actes spirituels. La pensée orientale a sans nul doute porté cette observation à la plus haute conscience en en faisant même un rite de sagesse. En se rapportant à des mandalas, la méditation métaphysique est invitée à se greffer sur des objets visuels, dotés d’une dense configuration symbolique, et qui sont chargés d’informer, de supporter et de guider la méditation. La tradition occidentale a pu intégrer dans ses marges l’usage de tels objets imaginaux, entendus comme transformateurs psychiques, capables de faire passer l’esprit de la réalité matérielle à des êtres immatériels mais dotés d’une présence réelle dans l’esprit. Une fois encore la pensée de la Renaissance a intégré à sa manière cette fonction de l’image. Le souci de fabriquer des médiateurs de pensée, qui assurent un rôle transitionnel permettant à l’image sensible de conduire à des contenus de pensée abstraits, a donné lieu à toutes sortes de productions : cabinets magiques, théâtres d’images (comme à Vérone) et surtout jeux. Le jeu du tarot, par exemple, né en Italie à l’époque de la résurgence du platonisme hermétique, peut se comprendre à la fois comme une théologie, une cosmologie et une pneumatologie figurées ; réciproquement le joueur de tarot, tout en satisfaisant aux mobiles profanes du tout jeu, réitère et intériorise des savoirs cachés qui modifient son âme. Ces jouets et jeux, loin de n’être que l’expression d’une dérive mondaine et futile de la philosophie, montrent au contraire la permanence d’un besoin d’adjoindre aux activités spéculatives un arsenal d’images, plus ou fortement matérialisées, qui sont destinées à rendre la pensée philosophique plus opératoire, plus engagée aussi dans des transformations de la totalité psychique effective. En mobilisant l’imagination, ses instruments et ses oeuvres, la philosophie perd en un sens en pureté, mais gagne peut-être en efficience, en mobilisant la totalité de l’être incarné pour penser.
— Jean-Jacques Wunenburger, Les objets imaginaux, Encyclopédie philosophique universelle des PUF, avec l’autorisation de l’auteur.