Pierre Hemptinne – Bleu Contondant


[Lecture par Pierre Hemptinne de son texte “Bleu Contondant”, 2017]

“Par beau temps, je bascule dans la chaise longue au jardin, plongeon dans l’azur sans nuage, yeux dans les yeux, injection d’optimisme intemporel. L’assise du fauteuil se dérobe, de bascule en culbute dans un bleu infini, cosmique, immensité corrosive. Le vide massif, éther assommant, pluie de cristaux coupant. Pas une surface de couleur qui absorbe et renvoie le regard, mais un abîme gazeux sans bord, sans limite originelle. Un éblouissement, une sorte de coup du lapin. Je me clos, plissé, racrapoté, immobile, particule qui s’invente une carapace de secours, cosmonaute largué dans l’espace. Mais je me débats et rends les coups, intérieurement.

Après longtemps, regain d’énergie, j’entrouvre les paupières, une fente. Foulé de toute part, le bleu s’est altéré, déformé, spiralé, feuilleté. Il tourne. Il fuite et libère cette brume diaprée, duveteuse comme la poudre des ailes de papillon, presque mauve, qui dilate les montagnes au couchant. Elles ont alors l’air pénétrable qui leur manque en plein midi, murailles hermétiques fermées sur elles-mêmes, sans chemin d’aucune sorte. J’aspire lentement, discrètement, entre les cils, ce bleu violacé, bruineux, pluriel. J’agrippe un fragment, cartilagineux, spongieux, je le tiens entre les dents, histoire de m’arrimer à un bout de bleu à taille humaine, et reconstituer une cellule de renaissance.

L’azur matriciel a changé d’attitude et de consistance. Il invite la langue, les doigts à se faufiler en ses ondes et à décoller l’une de l’autre les lamelles tendres, nacrées, qui constituent chacune de ces infimes chapelles en glaise bleu nuit. Silhouettes élancées, superposées, confondues et éléments individualisés, singuliers, du panorama montagneux épanché dans le soir. Indication enfin de sentiers de crêtes praticables. Le bleu continue d’inclure d’autres impuretés, le cramoisi, la cendre, le bistre, nuances ourlant des bancs de turquoise presque blanche, perlée de lavande déteinte. Puis, quelques fulgurances célestes évoquant des chairs transies, bleuies. Perdues et transcendées.

Je reste au profond du bleu harassé, le nez dans l’intime du vivant, aux lèvres en lévitation, tuméfiées à force de caresses et de don de soi. Corolle qui habille l’abîme gazeux sans bord, sans limite narrative et aseptisé, soudain marin et fortement iodé*.

*tandis qu’au loin, dans une autre pièce, tourne en boucle et en scie la « petite fleur contondante » de Boby Lapointe.”

— Pierre Hemptinne, texte inédit pour Extraits de bleu, le 8 septembre 2017, L’Espace d’en bas, Paris. Un programme de Collection Morel.