Nouvel épisode consacré à une série de portraits prismatiques non pas augmentés mais aux tracés spaciotemporels perspectifs voire élastiques…En avant programme indiciel, retour sur un opuscule, un petit programme de poche proposé par Marie Pierre Bonniol (Studio Walter, Collection Morel, head of Julie Tippex) en mai 2014 dernier, à l’occasion de sa première exposition à Bruxelles dans le droit fil de son projet au long cours Collection Morel.
Agitatrice culturelle, auteur, commissaire d’exposition, curatrice, Marie Pierre Bonniol, possède une longue expérience mouvementée et dynamique de programmatrice, conceptrice, bookeuse, globe trotteuse, femme orchestre pour en revenir à la notion de machinerie au cœur de son énergie motrice, catalysateur de son expansion curatoriale.
Une énergie contagieuse dont la sève vitale irrigue un projet à longue portée depuis 2010 – la Collection Morel (dont la figure tutélaire revendiquée est une des figures majeures de la littérature fantastique latino américaine contemporaine). Arborescence en expansion continue, le site référent Collection Morel recense l’ensemble articulé de pièces conférences, rencontres performances, photos traces d’événements in situ, autour de la question des lieux au sens fort. Elle remodélise de façon dynamique la question biographique selon une tension hétérotopique voire…le Topos, le lieu comme palimpseste refuge, comme pulsation plurielle de ressources (dans toutes ses acceptions- liquide et énergétique), comme cristallisation coïncidente, comme investissement du réel par l’imaginaire, à la lisière du flux ininterrompu d’une civilisation anonyme accélérée, impersonnelle et brutale.
Au hasard des tiroirs, on écoutera une conférence de Guy-Marc Hinant Éléments d’un Merzbau oublié ( témoignage sur son expérience du quatrième Merzbau vestige méconnu), ou une rencontre avec Jean-Jacques Wunenburger sur La poétique du Monde chez Bachelard et, au détour, tomber sur l’hypnotisant « cinépoéme » “Machinerie” envoûté par Pierre Bastien (autre homme orchestre…).
Au point de fuite vivant de cette recherche, en mai 2014 dernier, une installation temporaire à Point-Culture, médiathèque à Bruxelles : un dispositif « projectif » “amoenus” reconstitue une chambre suspensive d’interrogation, aux objets supports, mystérieuses cachettes gigognes d’indices réminiscents, dont le motif de la bibliothèque fait écho comme une objectivation d’une mémoire mobile, en quête d’une nouvelle aleph d’où initier un nouvel « ensemble ».
Comme une greffe biographique, un écrit : La Société des Esthéticiennes. Guide multi-usages, carte du tendre initiatique, pour une visite en profondeur multisensorielle, à l’écoute de la légèreté réconciliée de l’être… Place au « plaisir du texte » (R. Barthes).
Dans le droit fil étymologique, en son cœur énergétique, le texte « déploie son système de nerfs comme une danseuse indienne »(1) comme une sculpture modulaire prismatique, se déplie comme « réalisation »-manifeste verbal.
Une construction mille feuilles dont les calques dévoilent une nouvelle paroi, un dessin caché, de nouveaux vaisseaux, et dont le tour du propriétaire ne convie pas tant à la recherche d’un absolu que cette précision poreuse, ce punctum barthésien, « somewhere in between. »
L’opuscule peut se parcourir à plat sous la forme PDF comme un dessin, une marelle territoire, dont on aime à imaginer l’ordre combinatoire des îlots satellitaires (le “Centre des Opérations”, la “Salle des Combinaisons”, la « Pièce dont les Murs sont des forêts”, “La Chambre des Désirs et des Intensités… ») dont le centre pluriel semble se déplacer en lévitation, conduit par la « capture de l’œil »… si on aime l’imaginaire myiazakien, à défaut des visites guidées… et les îles flottantes…
Au fil de la lecture cursive, l’énumération factuelle, l’esprit perecquien du répertoire guide une description topologique soucieuse d’équilibre : à la répartition équilibrée de la mise en page, l’apparition subtile de motifs complémentaires, les centres provoquent des rayonnements de réseaux, au ludisme de surface répond l’approfondissement éthique voire ontologique, l’horizontalité réclame la temporalité verticale et synthétisante, la spatialisation labyrinthique sa compensation centrifuge du secret temporel, essentiel invisible.
Franchissant les bords de ce protocole d’authentification narratologique classificateur, la lecture, en mode résonance intérieure, convie à la même étrangeté émotive qu’au fil captivant d’un film de Dominique Gonzales Foerster (ou pour qui préfère un road movie sonore de Boards of Canada… ) ou encore, pour rester en littérature “frontalière”, selon la proposition déambulatoire ludique de Marelle de Julio Cortàzar (contemporain de Bioy Casares, autre figure superlative majeure de ces écritures mutantes fantastiques), mandala métatextuel …Un peu tout cela….Si vous êtes une sirène en combinaison latex caméléon, à la recherche de ” la forme de l’arbre au fond de l’image “
La narration intrique subtilement sensations biographiques comme « embrayeurs temporaux » pour mieux initier sa topologie performative.
Les clefs du biographique (Dominique Gonzales Foester, Biographique )
Mélancolie douce comme une sensation transversale au cœur de cette science fiction végétale, de ce voyage intérieur… Image de la dernière installation « Splendid Hotel » au Palazio de Cristal de Madrid, inscrite dans cet esprit de « laboratoire de réminiscences, » au carrefour atemporel d’une histoire en mutation, espace imaginaire favorisant la cristallisation d’espaces-temps… pivotement de bibliothèque dans « Anywhere out of the world » de Philippe Parreno … Charles de Meaux disait très gracieusement du cinéma de DGF : « c’est la proposition simple et affectueuse de quelqu’un (…) qui comme un personnage de conte voudrait nous livrer le secret du monde. »
Là où DGF parcourt le monde à la recherche d’une image, Marie Pierre Bonniol produit un cinéma textuel « merveilleux », selon un long fil visiogène conducteur, une écriture expansive qui produit des images cristallines, « les yeux parcourus d’éclats, plissés », indicielles du « secret qui rend le temps présent », « des connecteurs d’instants où tout change ». Tentation cristalline sérielle, selon le jeu amplifié de métafigures architecturales comme ce « Pavillon Dialectique » qu’un système de passerelles permet de relier par endroits un double escalier et de « rendre réversible sa position sa situation. » Comme ce courant même de la rivière, dans « ses minuscules gouttes d’eau, énergie et matériau » de transmutation en empathie du ressentiment de la « Machinerie des affects. » Images dont les parois souples s’enfoncent mollement ou pivotent, s’inclinent comme dans l’univers d’Alice, ou comme les espaces impalpables enchâssés de la « Bibliothèque des Instants. »
« Ce livre contient : un plan de visite de la nature » (*)
Sous le signe d’un rayonnement aux confins d’une nature nouvelle et d’une culture naturalisée, le réel et de son artifice s‘“hybrident” dans une symbiose architecturale subtilement vivante : abondance naturelle intriquée voire régénérée par une ingénierie calderienne, harmonisée par le va et vient pendulaire de la réflexion et de l’ajustement, ou une ode au recyclage structuraliste. Métatextualisation sur le langage, entre énigme et révélation, isotopie sociologique contaminée par le topos poétique et démiurge par excellence de l’eau circulante, de la végétation refuge.
Une lecture « musicale » enlace l’acte d’arpenteur méthodique, une figure du déchiffrement d’un espace en deçà, selon un protocole nouveau hétérotopique suspendu entre le biographique et la tension utopique , au cœur d’une île simultanément personnelle et universelle.. Le merveilleux a un programme : les esthéticiennes ses nouvelles super fées initiatrices superlatives.
Intériorisation de l’écran oblique, la cité tentaculaire de MPB, a vaincu l’anacoluthe et la nostalgie de certains textes fantastiques, pour le choix de la métaphore gonflée et respiratoire : l’inattendu a cédé la place à la dilatation rythmique d’une société échafaudée de raison et de sentiments lentement cultivés et rassérénés, de gerbes d’images hautes (encore une image cristalline) porteuses de réservoirs d’interprétation.
Mille images affluent des continents célébrant Borges, ou le Cortazar cronopien de Marelle, ou de ses 80 Mondes*, en perpétuel process de métaphorisation, quand le « réel est (littéral) transformé par la fiction. »
Une île jardin répétitive peuplée de créatures bienfaisantes et discrètes brodeuses qui jour après jour infiniment fomentent la multiplication et la régulation :« elles ouvrent des tracés où l’usage et la fonction se délient des objets et, leurs imaginaires tout entiers superposés, elles scrutent le monde à la recherche de ses failles et de sa beauté »
Le rituel quotidien des Esthéticiennes, figures hologrammes abeilles fantômes, remotive la ritournelle chère à Deleuze, la découverte en partition éventail d’une proposition communautaire évolutive, dont la cartographie, par l’amplitude d’une hypotypose pulsative, croise l’imaginaire du voyage intérieur et la fourmilière de la station spatiale, ou le surplomb d’une cité jardin tentaculaire au lent travail organique et tectonique, dont chaque point de contact dessine une modification et une trace mémorielle.
« La société des Esthéticiennes, » comme contrepoint d’une île de Beauté fantastique, revient aux sources philosophiques de donner à voir le Beau, comme cheminement vers l’idée, filtré par la modernité d’un cristal deleuzien rapporté à une écriture comme réservoir optique… Esthéticiennes, douces fées « légendaires » (1) discrètes du futur, tendent à une appropriation conquérante et trouvent la boucle finale avant de s’effacer : leur nom de la rose, … le dess(e)in des mots, comme un immense message géométrique géant dans le sable désertique convie aux partage des êtres et des choses… un partage structuré des possibles.
« Paradis terrestre : déploiement d’une phrase » (4)
La Collection Morel nous donne RV en 2016 autour de la problématique des machines célibataires et des objets imaginaux ! Stay tuned !
(1) Fairy queen , Olivier Cadiot
(2) (O.Cadiot, Futur, Ancien, fugitif)
* Tour du jour en 80 mondes » Julio Cortazar
(3) Dernière phrase du recueil de Séverine Auffret, professeur agrégée de philosophie dans “Aspects du Paradis “qui inspire et respire tout le dernier spectacle de la Cie AMK, « Paradéïsos. » Nous y reviendrons…
– Collection Morel sur Lobe Temporal, texte de Corinne Leborgne, 2014.
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