Aujourd’hui, à condition que la tempête se calme, ma promenade me mènera jusqu’à la passerelle des Capucins. Si la mer, pas encore apaisée, la submerge de ses vagues croisées et puissantes de la haute marée, je la contournerai par le vieux chemin de la Corniche. C’est de là-haut, tout près du belvédère du Coz Fornic ouvrant sur l’estuaire, qu’a été prise la photo reproduite sur un poster commercial. Deux cyclistes la traversent sur le fond émeraude et sable de l’aber, le Goyen aux beaux jours, réduit au sinueux chenal de la marée basse. L’image vante la petite station balnéaire dans les documents publicitaires de l’Office du tourisme d’Audierne.
La passerelle aux deux rambardes se continue par le môle, souvent semé des coquilles vides des berniques, relief des festins de voraces goélands, puis la digue, et finit dans l’exclamation du phare, au pied duquel explosent les déferlantes, en hautes gerbes blanches d’écume, qui empêchent de faire le tour du Raoulic, c’est le nom de ce phare. Alors la promenade, sous la schlague des embruns glacés, prendra le goût de l’inachevé, ce que refuse les plus téméraires, mais au prix d’une mémorable saucée océane ! En feriez-vous le tour ?
Enfants, la passerelle, nous ne l’appelions jamais ainsi, c’était le pont de bois. Je me souviens de ma première traversée, perdu entre les deux parapets, j’eus très peur. Je marchais tout contre la froide rambarde métallique, côté terre, la tenant fermement à deux mains et surtout, en évitant de regarder vers le bas et, pour mieux exorciser ma peur, je comptais à voix haute mes pas. Dans l’intervalle, indispensable au débordement des flots d’équinoxe, entre les noires poutres en bois du tablier, je voyais l’océan gonfler puis descendre et remonter encore en une respiration iodée. C’était la houle qui expirait dans son sourd ressac de galets sur la petite plage mangée par la marée, face à notre intrépide pont sur l’Atlantique.
Les adolescents de tous les étés enjambent, à marée haute, il est prudent de le préciser, les parapets, s’y retiennent alignés avant de plonger à la suite les uns des autres dans l’eau turquoise, mais toujours fraîche de la ria. Certains, les plus effrontés, ou timides curieux, nagent alors malicieusement sous le pont afin d’essayer d’apercevoir par les jours du tablier, comme dans la chanson d’Alain Souchon, « sous les jupes des filles », qui passent. Les rieuses estivantes de juillet, Anglaises des résidences secondaires ou Italiennes de passage, qui se rendent par le long môle à la grande plage de Trescadec, ignorent-elles vraiment les regards lutins et médusés des juvéniles nageurs ?
Je me dois d’ajouter que notre passerelle marine, plus que centenaire, fut construite d’après les plans des ingénieurs d’Eiffel, celui de la tour parisienne, comme le prouvent au connaisseur les poutrelles métalliques entrecroisées, boulonnées, rivetées, retenant à marée basse, varech, filins et lambeaux de filets de pêcheur, mais portant toujours vaillamment les deux solides et longs rails du tablier. C’est toujours à la tête du pont que je décide de la poursuite de mon cabotage pédestre vers le grand large du phare, une fois quittée la mansarde de départ, d’où j’aperçois les tirets précis ou flous, par les échancrures des toits, de l’horizon marin, lancinant appel au voyage.
Pont de bois pour nous, les habitants de la cité portuaire, mais « pont de fer », pour l’écrivaine allemande Anne Weber dans le roman qu’elle a écrit simultanément en français sous le titre Vallée des Merveilles et en allemand, Tall der Herrlichkeiten. N’a-t-elle pas, par ce choix, révélé incidemment la dissemblance entre l’âme de son pays natal et sa langue de résidence, réunies au final par André, son personnage local, le marcheur de la passerelle, sous l’arc-en-ciel englobant le monde des vivants et celui des trépassés ? Pont de Tristan et Yseut ou d’Orphée et Eurydice, émergeant du crachin et du songe du noir décembre, à l’autre bout invisible du pont de bois… ou de fer.
Mais je deviens trop littéraire… De ce pont que je ne pourrai emprunter ce jour, car le tempétueux suroît chargé de pluies cinglantes et drues ne faiblira pas de si tôt, je retiens l’image solaire des chiens que les bienveillants maîtres sont contraints de porter pour le passer.
Pleutres cerbères… mal de mer… enfer… retour terre…
… de la passerelle des Capucins.
— Henri Sergent, janvier 2014
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