La Bibliothèque mondiale

La Bibliothèque mondiale est le fruit d’un travail artistique en cours.
Elle n’a pas de murs. Les livres n’existent pas sous la forme de volumes mais sous l’apparence de références, d’images, de notes de lecture et de toutes les empreintes que laissent leurs contenus.
Ce ne sont pas des livres que j’ai lus mais des livres lus par d’autres, collectés tout autour du monde. Ainsi, La Bibliothèque mondiale implique autant de personnes qu’elle propose de livres et se construit à partir du point de vue des lecteurs. Elle est composée de livres préférés, de livres à qui l’on porte un attachement particulier inclinant parfois même le cours d’une vie.

PROCESSUS

A la question WHAT IS YOUR FAVORITE BOOK ? posée sur la plateforme de travail en ligne The Mechanical Turk d’Amazon, des anonymes de différents pays répondent en donnant la référence d’un livre contre 0,50$ que je verse si la réponse correspond aux critères précis de ma demande. Je retourne régulièrement sur la plateforme et obtiens en un temps record des centaines de réponses.

Depuis 2005, The Mechanical Turk d’Amazon «[…]est une application web dite de
crowdsourcing qui vise à faire effectuer par des humains contre rémunération des tâches plus ou moins complexes. Les tâches en question doivent être dématérialisées; il s’agit donc souvent d’analyser ou de produire de l’information dans des domaines où l’intelligence artificielle est encore trop peu performante comme l’analyse du contenu d’images. […]»  (source Wikipedia)

The Mechanical Turk connecte des Turk workers à des Requesters, entrepreneurs, particuliers, laboratoires de recherche, instituts de sondage ou curieux, exploitant un système hors la loi ou plutôt sans législation. Je n’ai eu aucun mal à falsifier mon identité en me déclarant citoyenne américaine, seule condition pour s’inscrire.

Bibliothèque à grande échelle puisant ses références dans l’imaginaire d’individualités, la collection s’amplifie au rythme des connexions et compulse aujourd’hui des centaines de titres dont on peut d’emblée dégager quelques lignes fortes : les romans d’amour, les livres de développement personnel, les livres liés à l’informatique etc. D’autres catégories se révéleront au fil des collectes, voire des sous-catégories, précisant les grandes thématiques, tout comme des catégories «maison», non identifiées dans les classements qui ont cours.

UNE BIBLIOTHÈQUE SINGULIÈRE DANS UN MONDE GLOBAL

“En Amazonie. Infiltré dans le meilleur des mondes», publié en 2013 aux éditions Fayard, est l’ouvrage et l’enquête du journaliste Jean-Baptiste Malet employé intérimaire dans l’équipe de nuit de la multinationale Amazon, n°1 de la vente en ligne toutes ventes confondues.

Incognito dans l’un des entrepôts de stockage d’Amazon, ce journaliste observe toute une réalité concrète habituellement cachée et ignorée derrière la façade et l’écran d’ordinateur.
« […] zone B, ligne 133, hauteur B, rang 405, afin de prélever un livre de littérature jeunesse. L’écran affiche Histoire de Babar, le petit éléphant […]. »

A perte de vue, des zones, allées, rangées, mélangeant une « […] Pléiade de Voltaire stockée sur une étagère, rangée à côté de la boîte d’un slip pour homme en coton. Mais aussi ce volume de Jean Santeuil signé Marcel Proust, rangé à côté d’une boîte de condiments destinés à agrémenter chips et grillades lors des barbecues. […] » Relégué au statut de produit, le livre a potentiellement les mêmes qualités que le slip ou la boîte de condiments puisqu’il peut être vendu.

A l’instar de Google exerçant le monopole des requêtes sur le web, c’est à dire possédant l’exclusivité des réponses à nos recherches, Amazon impose un classement lissé du monde ou, dit autrement, une absence de classement, une perte des contenus, des particularités et du sens.

Dans “Le Nouvel Esprit du capitalisme”, paru en 1999 aux éditions Gallimard, Eve Chiapello et Luc Boltanski ont démontré que les critiques artiste et sociale ont été, à la suite des mouvements contestataires de 1968, systématiquement déjouées et intégrées par le capitalisme, toute tentative critique étant ainsi absorbée. A la critique artiste dénonçant un système corrompu par l’inauthenticité de la société marchande et demandant plus de libertés individuelles, le capitalisme a effectivement répondu en faveur d’une plus grande autonomie, mais en transformant le contrôle par l’autocontrôle et en développant un capitalisme désormais organisé selon un principe connexionniste. Cette organisation réticulaire voue à l’échec toute tentative d’échapper aux modèles dominants.

La Bibliothèque mondiale ne prétend pas être à la marge du réseau, car le réseau est sans dehors. La demande du livre préféré, si personnalisée soit-elle, ne peut se soustraire au terrain commun cultivé par Amazon, et malgré des références toutes différentes, la profusion de bestsellers ou de romans d’amour révèlent du standard dans la diversité des choix. La bibliothèque s’imprègne du monde désormais global mais s’intéresse aux aspérités qui le traverse, aux éléments hétérogènes questionnant et déstabilisant l’homogénéisation à l’oeuvre. La lecture comme activité solitaire, prenant du temps, à contre-temps, le livre comme support privilégié du savoir, la référence d’un livre, un livre pour référence et comme processus d’individuation, sont autant d’attitudes à propager.
Comme Jean-Baptiste Malet, je mène une enquête.

Je m’infiltre dans The Mechanical Turk et procède à contre-pied des usages de la plateforme.

J’ai tout d’abord falsifié mon identité. Puis, à chaque visite, j’informe les Turk Workers de la finalité des tâches à réaliser, ce qui ne se fait pas du tout. Je n’hésite pas à rentrer en contact avec certains d’entre eux et je paye bien au-dessus de la moyenne.

DE QUOI A-T-ELLE L’AIR ?

Chaque connexion au Mechanical Turk réunit une cinquantaine de références compilées dans un livre auto-édité depuis le site lulu.com. Entre autres productions, au rythme d’un livre environ tous les deux mois, La Bibliothèque mondiale prend la forme d’une suite de livres des livres préférés. Un livre matérialise une connexion à un instant donné. Les livres après les autres déroulent une collection composant avec deux temporalités : le temps quasi instantané des flux Internet et le temps figé du papier.

La bibliothèque s’inscrit dans un travail en mouvement. Ses contours sont sans cesse redéfinis par sa nature : une bibliothèque dont chaque référence renvoie au choix d’un lecteur.

Alors que la question WHAT IS YOUR FAVORITE BOOK ? est toujours la même à chacune de mes visites, la formulation et les composantes de la demande sont remaniées en fonction des connexions antérieures, des réponses et des liens tissés avec les personnes dites Turk Workers.

La Bibliothèque mondiale est sans fin. Elle peut s’accroître indéfiniment dans le temps et l’espace, produire des développements multiples à partir de sa base, comme la rencontre avec un lieu où différentes formes peuvent être envisagées en fonction du type de structure et de ce qui peut apparaître dans l’incertitude de cette rencontre.

Outre les livres et les lieux d’accueil, le site Internet (www.bibliothequemondiale.com) est son espace de visibilité. L’endroit où sont regroupées toutes les informations relatives au projet : les recherches en cours, la publication des livres et leurs téléchargements en PDF etc.

C’est également un lieu d’archivage où l’on peut consulter les références des livres classés par catégories et sous-catégories au fil des collectes.

— Karine Lebrun, 2014

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