Instant

Chaque instant est unique: n’en déplaise à certains forgeurs de concepts, il ne s’est pas encore produit, et il ne se produira plus. Chaque lieu est donc unique, à l’instar de chaque occasion qui nous est donnée d’y passer ou demeurer. Nous sommes condamnés à ne jamais nous baigner deux fois dans la même eau, mais aussi, par voie de conséquence, à ne jamais contempler deux fois le même paysage sur ses rives. Enthousiasmante perspective: la variété de ce qui s’offre à notre oeil et plus encore à notre entendement est infinie. Désespérante perspective: tout ce qui s’offre à notre oeil et plus encore à notre entendement ne le sera jamais plus, ainsi que de chaque page du Livre de sable décrit par Borges dans la nouvelle éponyme – sauf que cet auteur parfait mais mélodramatique, car argentin et donc porté sur la lamentation hyperbolique, ne voit que le mauvais côté de la chose, sans saisir ce qu’elle a en même temps de merveilleux. A cette aune, peu importe qu’un lieu soit réel ou imaginaire, délimité ou flou, connu ou à venir: il est. Ainsi, deux possibles exemples.

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En une autre contrée

Nous contemplions, rêveurs, la nuit, les torchères des raffineries et les lumières des express, l’enchevêtrement des autoroutes et des échangeurs, les tours gigantesques délimitées de balises clignotantes se dressant obscures sur le firmament orangé par les lueurs de la ville, nous écoutions la rumeur jamais interrompue des automobiles et des trains, le bruissement du vent parmi les antennes et le bourdonnement irrégulier des néons aux façades, nous respirions aux bouts des pistes le parfum des kérosènes et sous les lignes à haute tension, fugace, celui de l’ozone, traversant des banlieues au plan imprévisible, silhouettes minuscules nous cheminions par les longues trouées des avenues et contournions par leurs lisières les vastes clairières des parkings, nous sentions sous nos pieds le bitume vibrer du flux souterrain d’énergies invisibles et de voyageurs floutés derrière les vitres des wagons s’ébranlant dans un fracas résolu, jusque dans les rues les plus à l’écart un halo électrique nimbait les réverbères et dans l’ombre énorme que faisaient aux grues arachnéennes les puissantes lampes à sodium, nous arpentions au fond des ports les quais bordés d’une eau lente toute irisée de naphte, nous devinions un murmure excité et crépitant que le calme des faubourgs lui-même peinait à couvrir et qu’amplifiait subrepticement la foule des boulevards chaque année plus dense, le métal en fusion grondait et sifflait en coulant rouge feu des hauts-fourneaux qui jamais ne s’éteignaient, des musiques une saison après l’autre plus stridentes se hérissaient de larsens qui nous semblaient constituer le plus beau bruit de la création, par leurs tours aveugles les centrales nucléaires faisaient sans effort jaillir de pesantes et mutiques colonnes de fumées qui allaient se confondre avec les nuages lourds d’orages formidables, un air tiède frémissant des sonorités de cent langues différentes caressait nos visages, tapies sous les mers ou serrées dans des abris souterrains, discrètes et prêtes à vrombir, des armes incompréhensibles mais impavides veillaient à une paix entre les nations tendue ainsi qu’un arc prêt à tirer: à ces aperçus magnifiques nos cœurs se gonflaient d’enthousiasme puisque celui des métropoles battait sourdement à leur unisson et dans ces moments de grâce, d’abandon et de pur ravissement où les obligations de la journée se dissipaient au point que nous ne ressentions presque plus les entraves que le présent mettait comme délibérément à chacun de nos élans, nous nous persuadions que ces splendeurs fugaces étaient des signes précurseurs et que bientôt, tout bientôt, comme dans la chanson les villes seraient hautes et nous y boirions de l’alcool en fraude, nous filerions sur des voies enfin rapides dans des voitures sans roues, les maux épargneraient nos mémoires inaltérables comme nos chairs revêtues de tissus infroissables ou nos traits à jamais dépourvus de rides, l’horizon serait élargi à l’infini et les cieux sillonnés de vaisseaux monstrueux mais familiers parce que nous aspirions depuis toujours à les admirer, rugissants et rutilants, s’affranchir de la pesanteur, échapper à notre système et gagner loin d’ici d’autres mondes.

Loin d’ici d’autres mondes, tout bien sûr était là : car ce monde-ci, pour la première fois dans l’histoire, était intégralement visité et dûment répertorié. Disparaissaient des cartes, aux confins des Guyanes et du Brésil, au cœur de Bornéo ou aux rives du lointain Yukon, les dernières étendues vierges de toute indication hors ces légendes laconiques, ‘zone dissimulée par les nuages’ ou ‘aire réputée ne pas dépasser les deux mille mètres’, qui nous fascinaient en notre jeune temps bien sûr amoureux de cartes et d’estampes. Ce monde était fini, à tous les sens du terme, il nous pesait et nous enfermait dans un système parfaitement compris et délimité, si bien qu’il nous en fallait un autre, à l’instar de nos aïeux pour qui avait toujours existé, pas si lointaine et même tout à fait concrète, gardant sans le défendre un inconnu à portée de main, une nouvelle frontière: tentante, disponible, repoussée sitôt qu’inéluctablement dépassée.

Nous savions bien, cependant, que pour les étoiles, il allait nous falloir attendre encore un peu. Plus généralement, nous n’étions pas si naïfs et pressentions que le futur ne ressemblerait guère à ce que la science-fiction écrite ou filmée nous en donnait à entrevoir, parce que le propre du futur est de faire mentir l’image que le passé s’était fait de lui. Nous nous résignions même à l’idée qu’aussi bien serait à nos enfants ou à leurs enfants, plutôt que nôtre, cet univers merveilleux qui n’allait pas naître d’une année sur l’autre puisque ne s’était pas faite, ni détruite d’ailleurs, la proverbiale Rome, pourtant modeste en comparaison. Mais chevillée à nos corps contraints à l’attente, nous animait la certitude que même si elle nous était en réalité indiscernable, la forme des choses à venir serait autre, nécessairement autre, et que la vie future diffèrerait radicalement de notre existence, ou à tout le moins du souvenir que nos descendants se soucieraient d’en avoir.

C’était il y a cinquante ans, c’était il y a trente ans, c’était il y a dix ans: l’an 2000 allait être nôtre. Explicitement parfois, implicitement souvent, irrémédiablement en tout état de cause. Nous allions y vivre, il adviendrait glorieux et spectaculaire et nous le serions avec lui; comment aurions-nous pu oublier ou négliger une telle promesse ? L’avenir était notre patrie et nous en sommes les exilés, condamnés à résider en une autre contrée.

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Au coin de la rue

Et cette plaque de rue, au fin fond de Villeneuve-Saint-Georges, ou peut-être même déjà à Valenton qui la jouxte de ce côté-là: grimpant la côte et bordée de petits pavillons relevant d’un monde dont il se dit qu’il disparaît mais en fait pas si rapidement que ça, on trouve une rue de la Belle-Aimée. Intitulé doucement formidable qui évidemment n’est guère approprié à ce qu’est notoirement cette banlieue. Pas plus qu’en face à Villeneuve-Le-Roi, de l’autre côté de la Seine, la Petite Venise ne correspond à ce que l’on pourrait ou voudrait imaginer, puisqu’il s’agit d’un port minuscule où s’embrouillent sans plan bien distinct des darses de poche bordées d’un chantier naval pour péniches Freyssinet, d’entrepôts de sociétés en déshérence et de friches hachurées de jardins ouvriers et de campements gitans. Plus loin encore, la même logique de dénomination fait que dans le parc de la Plage Bleue on ne trouve aucune plage bleue. Et, le temps étant presque à la neige, aucun promeneur hors deux ou trois joggeurs de stricte observance. Ainsi désert, survolé d’une paire de bourdonnantes lignes à haute tension dont les énormes pylônes sont plantés dans un labyrinthe concentrique de cyprès taillés droits, dominé par une colline abrupte qui à l’instar des lacs qui le parsèment indiquent que le site était auparavant une sablière ou une carrière, cas de figure au demeurant assez fréquent en région parisienne, l’endroit est positivement superbe, et de dessin, et d’économie, les architectes qui l’ont conçu s’en étant tenus à habiller de taillis, de plans d’eau et d’allées discrètes les trous et les buttes de gravats laissés par l’ancienne activité, ménageant parcours sinueux et échappées surprenantes qui évitent le spectaculaire et parviennent à l’attachant. Sur les murs d’un édicule abritant aux beaux jours un glacier, évidemment fermé en cette saison, quelques graffitis ordinaires, si ce n’est que l’un d’entre eux, signature ou apostrophe, hommage ou injure, consiste en les deux mots ‘Shashoou pateux’. Et d’aucuns ne trouvent pas formidable le monde où l’on trouve de telles choses au coin de la rue.

— Luc Lemaire, 2012

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