Éléments d’un Merzbau oublié

Guy-Marc-Hinant-Elements-dun-Merzbau-oublie-1999

“Tout était en ruines, de toute façon, et créer du nouveau à partir de débris avait une signification. Voilà ce qu’est Merz.”

Dans les annexes d’un catalogue édité par le Centre Pompidou en 1995, on fait allusion à un endroit qui aurait être un quatrième Merzbau, sur une île inhabitée, quelque part en Norvège, un photographe y avait été dépêché par le musée Sprengel, en 1960, quelques clichés en noir et blanc, depuis plus rien.

Comment peut-on se rendre sur l’île de Hjerztoy hors saison? A Molde, la ville qui lui fait face, on me dit que c’est impossible. Un bateau-taxi traverse le fjord mais ne s’y arrête pas. Après une journée de recherche, un homme, habillé en marin, me donne le numéro d’un téléphone portable de quelqu’un qui pourrait vraisemblablement nous y conduire, je le compose – un homme à vingt mètres de moi me répond, il est sur le port, sur son voilier, il me fait signe, on monte à bord. Au départ, il ne semble rien savoir de toutes ces histoires de Kurt Schwitters mais, petit à petit, il lâche du lest et nous dit finalement qu’il connaît l’emplacement de la cabane en pierre où le german painter vivait l’été (à partir de 1933). Son oncle aurait même reçu un tableau de Schwitters, mais celui-ci l’aurait donné ou revendu (ça ne lui plaisait pas du tout à cet oncle…). La traversée dure une vingtaine de minutes. Personne n’habite sur Hjerztoy, dans les années 30, à l’exception de son fils Ernst et de lui-même, il n’y avait qu’un habitant, un métayer. Aujourd’hui, ce sont quelques maisons dans un semi-abandon, des garages pour bateau, des robuer datant du 19s, le canon à harpons d’un baleinier, d’anciens fanaux, à quelques centaines de mètres de là, se tient la minuscule bâtisse en pierre au toit perché. Elle doit faire dans les 3 mètres sur 4, la porte en bois est scellée, les fenêtres ont été recouvertes de plastique et de planches. J’enlève quelques lattes et je me laisse glisser à l’intérieur, ma caméra à la main. C’est alors que les traces du Merzbau m’apparaissent – je me retrouve dans le Merzbau lui-même, un Merzbau habitable, un lieu où l’on dormait, où l’on cuisinait. Une photo de 1937 nous montre que la maison avait été agrandie par une terrasse en pierre. Etre à l’intérieur – qui y a pénétré depuis soixante ans ? La dégradation du temps est tangible, reste ce qu’il en reste. Je filme les fragments, les bouts de stucs et de bois, au centre une colonne en planches, des couchettes, des compartiments couverts de fragments de journaux en Allemand et en Norvégien, des restes de collages, un beau linteau bleu roi, une structure en plâtre surmontée d’un triangle isocèle rouge, sur une poutre, l’écriture caractéristique de Schwitters : schlüsser zur dependance… Schwitters et son fils ont quitté tout cela en 1940, à l’arrivée de l’armée allemande en Norvège. Ils ont fui vers Tromso (où se trouvait le gouvernement provisoire) par les iles Vesteralen, puis enfin vers l’Angleterre (où ils seront faits prisonniers en tant que ressortissants allemands).

On a beaucoup parlé du Merzbau de Hanovre (sur ou dans lequel il travailla tant), détruit dans le bombardement de la ville en 1943. A l’initiative d’ Harald Szeemann, et sur les conseils d’Ernst, il fut reconstitué, grandeur nature et est visible au Sprengel Museum à Hanovre. Le deuxième, celui de Lysaker (dans la banlieue d’Oslo) fut détruit par un incendie en 1951. Le dernier, celui des années anglaises, est le seul qui subsiste officiellement – fut transféré – sculptures, murs et toits – à Newcastle. Reste qu’entre le deuxième et le dernier, il eut le temps de concevoir celui de l’île de Hjerztoy. On ne fit plus mention de son existence, on l’oublia. Il finit aujourd’hui encore sa lente dégradation sur une île non habitée du Moldefjord, au large de la ville de Molde.

Ce film est une tentative de capter ces restes à travers les gravats et les bois pourris, fragments subsistants de ce que Schwitters avait pensé et réalisé ici même – son espace de vie, quelques mois d’une liberté bien vite troublée.

— Guy-Marc Hinant, 1999

“Éléments d’un Merzbau oublié” est un film de Guy Marc Hinant tourné à Molde, Norvège, avril 1999. Durée : 7 minutes. Musique originale : Kurt Ralske. Production + post-production : Sub Rosa / OME.

Vidéo du film + présentation (Rencontres Morel, Bruxelles, 2014)

Retour à la Bibliothèque des lieux uniques