Clairière. Hameau de Labaderque-Herran

clairiere

“La fontaine de l’ours, c’est là-bas tou vois” me dit la vielle occitane tendant le doigt vers une colline. Son doigt torturé par l’arthrite paysanne désigne le lieu-dit d’une façon précise pour elle mais qui couvre pour moi, citadine en week-end, 10 kilomètres carrés de bois épais. Devant mon air éberlué, elle me dit “souis la rroute tou devrrrais y arriver”. Doute.

Cependant, je me lance dans  la longue et tortueuse route de vallées en colline, passant chênes, hêtres et pins. La forêt semble grouillante d’êtres invisibles, fourrures des bois et invincibles rampants. Je sens leurs yeux et leur souffles dérangeants, les feuilles laissant une trainée de sons comme des pages froissées, décuplés par une acoustique de faux silence. La forêt pyrénéenne toute entière me couvre d’une chape fraiche et effrayante. Les vrombissements des rares voitures précédent les caracasses durant de longues minutes ajoutant à mes pas subitement pressés la peur de la citadine en nature. Après trois bonnes heures de marche, me voilà en haut de la colline que le doigt tordu semblait désigner. Et en effet. Un panneau. “Fontaine de l’ours, 8km”. Je remarque essoufflée un chemin de terre ouvrant les bois à huit mètres. Je choisis les mètres aux kilomètres imaginant comment j’allais décrire plus tard la merveilleuse fontaine de l’ours que je ne verrais pas et j’entre dans la forêt.

Le chemin est de terre rocailleuse, étroit, descendant abrupt dans une poche de pins. Je me sens légère loin de la route. Les heures précédentes, ce ne fut qu’une palette impressionniste faite de bruns, d’ocres foncés et de vert kaki coupés par les zébrures carmin de mon cœur de fumeuse. Subitement un trou dans l’épaisseur, un espace, une clairière. Une micro clairière en fait, couvrant dix mètres carrés. Mais dans ces dix mètres, c’est un feu d’artifice chromatique, des verts fluorescents, des palettes de turquoises, des jaunes phosphorescent sous des couches de bleu roi et une fontaine. Une fontaine de lumière tombant sur un lit d’aiguilles de pin sèches. Je m’allonge  et allume une cigarette soufflant la fumée dans la fontaine créant des dentelles baroques s’accrochant à la lumière et disparaissant dans l’atmosphère. Tout autour de ma clairière, merveille de photosynthèse, ce n’est que sombre, mat et brun paysage vertical.

Soudainement, le bruit sourd de branches qui se cassent, un souffle de mouvements furtifs, un hululement étrange et au fond du chemin de terre se dessinent des jambes. Des jambes qui se confondent par dizaines avec les troncs des pins, longues et maigres et suivant mon regard ascendant vers les cimes, apparaissent des genoux calleux d’éléphant d’Afrique dessinés à la plume sur un papier aquarelle. Et c’est tout un troupeau qui se lance entre les arbres, des éléphants, des oies, des tigres, des panthères et des hérons avec des becs immenses et mortels. C’est un bestiaire surréaliste qui se meut là-bas à cinquante mètres de ma clairière verte. Je n’ose pas bouger mais ne peux m’empêcher de les regarder, ces êtres fantastiques qui, subitement, donnent raison à toutes ces histoires que la vieille occitane récite à l’occasion. Pot-au-feu de trompes et de becs, de pattes et de serres, de museaux aiguisés et les amandes prédatrices de leurs yeux jaunes. Je n’ose pas m’enfuir, mon attirail de noir et de caoutchouc faisant de moi au milieu de la clairière verte, une bactérie visuelle, une cible humaine, un repas potentiel pour le héron géant. Le zoo sauvage s’éloigne dans une cacophonie de shhhhhhhhh shhhhhhhhh shhhhhhhh, ailes invisibles coupant les bois. Le héron s’arrête.

Un poignard dans mon épaule droite, une douleur aiguë de morsure et je sursaute en sueur. Le lit de pins était en fait un repère de fourmis rouge. Me voilà couverte d’une armée d’insectes me dévorant et me chassant de la clairière verte. Réveillée en sursaut par l’armée de terre, je jette un dernier coup d’œil à la lumière qui tombe à présent. Les verts y sont encore intenses, lampe de chevet fluorescente d’un bois sombre. Je reprends la route en chemin inverse courant dans la longue pente menant à la vallée.

“Alorrrs tu l’as trrrouvée la fontaine de l’ours?” me demande la vieille sept heures plus tard. ”Ho oui, c’est merveilleux là-haut” dis-je l’épaule palpitant sous l’urticaire, les bottes remplies d’épines de pins.

— Lætitia Martinez, 2012

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