Si l’on part du principe qu’un lieu n’est habitable que lorsqu’il possède une bibliothèque, on peut raisonnablement distinguer les lieux en fonction de celles-ci et des livres qu’elles contiennent. Par habitable, on désignera un lieu qui n’est pas seulement vivable, mais un degré au-dessus. Au-delà de la simple protection élémentaire du corps, le lieu habitable est celui qui offre aussi un refuge à l’esprit.
Au cours des années, je me suis aperçu que mon premier geste, en arrivant dans un lieu que je dois occuper, est d’y installer une bibliothèque, quand bien même celle-ci ne serait qu’une pile de livres sur le coin d’une table. Même une pile de livres peut constituer une bibliothèque. Cela n’est pas lié à l’existence d’un meuble dédié, non plus qu’à la quantité des livres. Cela tient au système que peut former l’ensemble des livres réunis à cet endroit, un système qui prend le nom de bibliothèque.
Ces bibliothèques ont souvent été précaires ou provisoires. Il s’est agit parfois de voyages, mais souvent aussi de circonstances imprévues, de manque d’un lieu où installer la bibliothèque principale, remisée dans des cartons et stockés dans des lieux peu accessibles. Ces bibliothèques provisoires ont donc constitué des annexes de la bibliothèque principale. J’en ai conservé la trace sous la forme de listes et le titre générique, un peu grandiloquent, de bibliothèques de survie.
Chacune de ces listes pourrait basculer dans une typologie propre au jeu gratuit et un peu vain de l’île déserte. Mais les circonstances les en défendent. Aucun des ensembles ne fut composé dans le confort théorique d’un hypothétique exil et chaque bibliothèque ne fait sens qu’en regard des circonstances personnelles où elle s’est constituée. Souvent, il s’établit des liens entre ces bibliothèques éphémères. Ainsi, d’avoir appartenu à l’une des bibliothèques de survie, donne à un livre une place particulière lorsqu’il reprend place dans la bibliothèque principale. Cette valeur supplémentaire le rend d’autant plus susceptible d’être intégré à une prochaine bibliothèque de survie.
Qu’il s’agisse d’un appartement vide en haut d’une tour d’habitation, d’une ville étrangère ou d’un bivouac, chacune de ces bibliothèques est configurée en fonction du lieu, mais aussi des contraintes matérielles et des conditions psychologiques. Ainsi La bibliothèque américaine est constituée des livres que j’ai emporté en partant vivre aux Etats-Unis. La bibliothèque américaine a été pensée avec soin, en fonction de ce que pouvait contenir une valise (30 livres). La bibliothèque d’exil est celle du retour brutal en Europe, une bibliothèque réduite, installée dans des appartements vides et transportée d’un lieu temporaire à un autre (5 livres). La bibliothèque en feu a été constituée en trois minutes, trois minutes entre la vue des flammes qui sortaient de l’appartement voisin et l’ordre des pompiers d’évacuer les lieux (24 livres).
Les livres des bibliothèques de survie n’ont pas toujours pour vocation d’être lu (ou relu). Ils valent certes par leur forme et leur contenu mais au-delà, par ce que cette forme et ce contenu ont de personnel, modifié par le contexte, la mémoire et les intentions. Chaque combinaison de livre va ouvrir un espace qui épouse le lieu. Chaque bibliothèque est une interface qui adapte le corps et l’esprit au lieu qu’ils leur est donné d’habiter.
— Nicolas Giraud, novembre 2013
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